Cu prietenie, Dan Culcer
LCS 06a : Sombres jours
Boris SOUVARINE - N° 6 Septembre 1932 / pp. 241 - 242
11 février 2011
par
julien
Il n’est plus question dans la presse mondiale que de catastrophes, de
désastres et de cataclysmes. La crise économique déjoue tous les
calculs, ses répercussions politiques et sociales ne confirment aucun
récent pronostic. On ne peut désormais compter les krachs ni évaluer
l’ampleur des banqueroutes accumulées. Le marasme atteint son comble
dans la production et les échanges, en dépit des efforts du capital des
monopoles pour le maîtriser. La statistique du chômage se traduit en
chiffres astronomiques, à multiplier par dix pour avoir une idée
approximative de la réalité. Les professionnels de l’optimisme sont à
court de latin. Il devient de bon ton d’annoncer chaque jour la
perdition du régime capitaliste, sans d’ailleurs rien voir au delà.
Parler seulement de déclin passe déjà pour de l’opportunisme. Réserve
faite de certains fossoyeurs attitrés de la bourgeoisie qui ne creusent
que leur propre tombeau et dont le verbiage n’intéresse personne, les
plus acharnés à prophétiser aujourd’hui la ruine finale se recrutent
parmi les zélateurs d’hier du salariat américain considéré comme panacée
universelle. Les derniers tenants intellectuels du capitalisme semblent
réduits à la force d’inertie, laquelle n’est pas négligeable ; toute
leur sagesse consiste à espérer un remède de l’excès du mal et à
soutenir que la crise ayant eu un commencement, elle doit aussi avoir
une fin. En attendant, nul n’est capable d’avancer une prévision
sérieuse sur le plus proche avenir.
Ainsi, la civilisation bourgeoise survit à sa nécessité
historique et à son rôle civilisateur. Elle tend à durer exclusivement
pour l’exploitation et par l’oppression, au prix d’indicibles
souffrances humaines et aux dépens d’une masse innombrable de victimes.
S’il est vrai qu’« une société ne disparaît jamais avant que soient
développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour
contenir », selon le saisissant raccourci de Marx, il est non moins
certain dans la relativité des certitudes que la transition d’une
société caduque à un monde nouveau exige l’intervention consciente et
volontaire des classes directement intéressées au changement de régime.
Or, cette conscience et cette volonté conjuguées n’existent nulle part
au degré nécessaire. La multitude des exploités et des opprimés dont les
intérêts s’incarnent dans des groupements politiques antagonistes et
des associations corporatives rivales reste passive, désorientée,
résignée. Et malgré des conditions objectives les plus favorables à la
révolution socialiste, jamais le programme révolutionnaire n’a paru plus
abstrait, de par la carence des partis de révolution.
L’impuissance du capitalisme à assurer un minimum de
bien-être et de sécurité à l’ensemble des travailleurs n’a d’égale que
l’impuissance respective des mouvements nommés par habitude socialiste
et communiste à démontrer leur mouvement en marchant et à faire un de
ces pas en avant qui valent mieux qu’une douzaine de programmes.
L’Internationale réformiste est stérile en réformes, l’Internationale
révolutionnaire incapable de révolution, et rien ne permet d’espérer
leur régénération future. Au contraire, les signes se multiplient d’une
dégénérescence incurable.
Il ne s’agit pas là de phénomènes fortuits ou
épisodiques : toute une époque s’en trouve profondément caractérisée. La
division du prolétariat en deux Internationales concurrentes n’est pas la cause de cet état de choses mais une conséquence,
d’origine bien connue. L’unité politique ne sera jamais possible entre
organisations inspirées d’intérêts incompatibles, alors que l’une et
l’autre Internationales sont aux mains d’une bureaucratie
professionnelle ayant des intérêts distincts de ceux de la classe
ouvrière. Entre meneurs et suiveurs, la solidarité s’avère assez forte
pour résister aux manœuvres réciproques visant à les dissocier : il
faudrait l’équivalent d’un 4 août 1914 ou d’un 7 novembre 1917 pour
l’ébranler. Rien ne sert donc de se payer de mots et d’attendre de
mouvements corrompus et abâtardis le salut.
L’honnête constatation des faits n’implique pas
nécessairement de s’y soumettre. Elle est par contre indispensable à qui
ne désespère pas de les changer. À certaine échelle historique, il n’y a
pas d’issue fatale, mais dans les limites d’une perspective restreinte,
il est des solutions prédéterminées. L’avenir imminent ne peut réserver
que des défaites à un prolétariat assez inconscient pour servir
aveuglément de matière première électorale à l’Internationale ci-devant
socialiste ou de chair à mitrailleuses à l’Internationale ci-devant
communiste. Cependant, les générations se succèdent et ne se ressemblent
pas. L’adversité instruira l’élite des survivants et la descendance des
vaincus. L’évolution organique du monde capitaliste s’accomplit au
grand jour dans le sens inéluctable du socialisme. Et à moins d’une
irrémédiable décadence de l’humanité dans la misère et sous le poids des
guerres futures, analogue au déclin des civilisations antiques, l’heure
viendra d’un nouveau parti révolutionnaire, d’une nouvelle
Internationale socialiste ou communiste.
Mais un parti ne saurait être une création artificielle,
le pur produit de l’esprit. La démonstration en a été faite une fois de
plus par la prompte déchéance de la IIIe Internationale, née avant
terme sous l’influence de Lénine. L’initiative des précurseurs ne vivra
que dans la mesure où s’y refléterait un mouvement réel spontanément
élaboré dans la masse. Cela ne commande pas de rester sur l’expectative
dans l’attente d’une renaissance naturelle de la pensée et de l’action
révolutionnaires. Toute grande œuvre collective a ses pionniers qui
n’ont pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour
persévérer. Il importe de travailler sans trêve à préparer des jours
meilleurs au prolétariat en détresse : c’est ce que font plus ou moins
consciemment les cercles et groupes constitués hors des deux
Internationales et qui le feront avec plus d’efficacité s’ils renoncent à
se griser de paroles et savent regarder la réalité en face.
Cette réalité d’aujourd’hui n’offre aux marxistes
conséquents que de sombres perspectives immédiates de labeur ingrat et
d’isolement pénible. Rien ne servirait de se tromper soi-même, ni
d’idéaliser les obstacles. Pas plus que les classes dominantes, les
peuples subjugués n’ont pu se libérer en quinze ans des effets de la
dernière guerre. Mais les Internationales périmées connaîtront des
secousses ouvrant brusquement des perspectives nouvelles. Ni l’une, ni
l’autre ne sont aptes à assumer les responsabilités que l’histoire leur
assigne et chacune à sa manière se voue à la faillite définitive.
L’Allemagne, où se résument au mieux les insolubles contradictions de la
société contemporaine, montre comment leurs voies différentes
conduisent à la même paralysie devant la pire réaction à l’heure
décisive. Partout ailleurs, sous les aspects originaux des
particularités nationales, la tournure des événements se dessine dans un
sens identique. L’ère n’est donc pas révolue des ruptures, des
scissions et des regroupements.
L’Internationale socialiste, peu à peu adaptée et
parfois incorporée aux États bourgeois, perdra toute attraction sur la
jeune génération révoltée. L’Internationale communiste, instrument de
l’État soviétique, devra disparaître avec la fin de l’actuelle dictature
bureaucratico-terroriste ou se réformer en toute indépendance. Les
leçons de l’expérience ne seront pas perdues pour tous. Après les années
de stagnation apparente viendra l’étape du rassemblement des forces
dispersées et du retour offensif de la révolution en marche. Pour
l’instant, l’essentiel est de dire la vérité, quoi qu’il en coûte, et de
prendre conscience des défaites du présent pour préparer les revanches
de l’avenir.
Boris Souvarine.
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