La méthode positive contre l’« Economie abstraite »
François Simiand
Notes de la rédaction
La Méthode Positive en Science Economique, 1912
Le titre de l’article est de la rédaction.
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Texte intégral
L’élimination du finalisme
1Si la science économique a pour objet de connaître et d’expliquer la réalité économique, elle n’a pas pour objet de construire un idéal économique ou de déterminer une pratique économique, même rationnelle : ces deux derniers objets sont assurément objets de recherche légitime, de recherche utile, importante, indispensable même peut-être, mais ils sont proprement les objets d’une discipline normative et d’une discipline pratique (art ou science appliquée) qui sont à distinguer nettement de la science proprement dite. Or, ouvrez n’importe lequel des manuels ou traités d’économie politique actuellement existants, ouvrez tel ou tel des livres économiques les plus qualifiés dans la littérature actuelle, feuilletez-les pour y voir la nature des questions posées et la façon dont les sujets sont étudiés. Vous verrez rechercher les avantages ou les inconvénients de telle institution ou de tel phénomène (par exemple, avantages et inconvénients de la division du travail), exposer l’utilité ou la nocivité de telle autre (exemple : utilité des syndicats, utilité ou nocivité des trusts, etc.) ; vous verrez juger et apprécier, trouver heureux ou malheureux, désirable ou regrettable, tel ou tel fait, tel ou tel mode d’activité. Le problème qui explicitement ou implicitement sera au fond de toutes les théories sera un problème de la forme : quelle est et comment se réaliser la production la plus économique ? La répartition la meilleure ? Comment obtenir le plus de produits avec le moins d’éléments de production (matières premières, moyens de production et travail) ? Comment assurer au plus grand nombre possible d’individus la somme de biens la plus grande possible ? C’est du point de vue de tels problèmes, et eu égard à leur solution, que les faits eux-mêmes sont considérés et étudiés. S’il est une théorie qui puisse être prise pour exemple d’une théorie économique telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, c’est bien, semble-t-il, la théorie de la monnaie, cette théorie dont l’étude a été le premier éveil de la pensée économique moderne, et qui reste au centre des constructions doctrinales actuelles : or, jusque dans l’analyse même des faits passés et présents, jusque dans la discussion même des expériences offertes ou possibles, que se propose-t-elle, que s’efforce-t-elle d’atteindre si ce n’est les principes et les lois d’une bonne monnaie, d’un bon système monétaire, de la meilleure monnaie, du meilleur système monétaire ? N’est-ce pas comme si les principes et les règles d’un bon instrument de chauffage, du meilleur système d’éclairage, nous étaient présentés comme une théorie de science proprement dite et confondues avec la théorie de la chaleur ou la théorie de la lumière ? Regardez traiter du libre-échange et du protectionnisme, et voyez si ce n’est pas à la façon dont un manuel d’hygiène ou de médecine traite du végétarisme et de l’alimentation carnée, c’est-à-dire voyez si ce n’est pas une étude de moyens en vue d’une fin (implicite ou explicite), et non pas une étude de cause et d’effets. Ce qui montre encore bien le caractère normatif de ces systèmes doctrinaux, c’est qu’on n’en trouverait pas un peut-être qui ne se soit fait faute de dénoncer, dans telle ou telle pratique pésentée par la réalité, une erreur, un contresens économique, de distinguer, explicitement ou non, des pratiques raisonnables et des pratiques déraisonnables : comme si d’un point de vue positif, les faits pouvaient avoir tort (...).
Le point de vue positif
2De ce point de vue une fois reconnu et adopté, les phénomènes se classent et se hiérarchisent conformément à leur vraie nature, les régularités et les lois se formulent et s’établissent dans leur vrai sens et avec leur vraie portée. Ne prenons brièvement pour exemple que la relation célèbre dite loi de l’offre et de la demande (...). L’économie pure en fait volontiers une loi universelle, valable indépendamment de toute particularité de temps et d’espace, régissant tout phénomène économique dans la mesure où il est économiquement pur. Si nous la regardons d’un point de vue positif, nous apercevrons sans peine que, bien loin d’être indépendante de tout état social, elle implique, pour seulement pouvoir exister et jouer, une appropriation préalable des choses, une propriété susceptible d’aliénation, susceptible d’aliénation à la volonté du propriétaire, l’institution du contrat par accord des volontés et spécialement du contrat d’échange et de vente, en un mot tout un ensemble d’institutions bien déterminées, qui non seulement ne se rencontrent que dans un certain nombre de sociétés, mais qui même dans ces sociétés ne fonctionnent pas, ou pas pleinement, pour l’universalité des choses et la totalité des individus (...). Elle implique un certain état de la répartition qui fasse que les échangistes possibles aient besoin d’aboutir à échanger. Elle implique enfin l’existence de ce marché de libre concurrence, défini, nous l’avons déjà remarqué, de telle façon que, même dans nos sociétés économiquement les plus avancées, un tel marché n’a pas été pleinement réalisé pour aucun produit ; et, si nous étudions les faits d’un esprit positif, dégagé des spéculations traditionnelles, nous apercevrons, semble-t-il, que ce marché non réalisé n’est même pas le type vers lequel tendent tous les marchés existants, qu’au contraire toute une part de la vie économique la plus réelle et la plus profonde est un immense effort pour échapper à un marché de ce genre, pour constituer, selon l’expression de B. et S. Webb, des « remparts » contre la libre concurrence, et que cette loi de l’offre et de la demande joue d’autant plus que les choses échangées sont pour les échangistes plus concrètes et plus saisies dans leur rapport réel et direct avec le besoin qu’elles satisfont ou la peine qu’elles coûtent. Curieuse loi universelle que cette loi d’un ensemble de phénomènes, dont aucun jusqu’ici ne la vérifie pleinement, et dont un grand nombre, sinon la plupart, consistent justement à s’en affranchir !
3La méthode positive, consciemment appliquée à la matière économique, replacera à leur rang et ramènera à leur valeur les résultats obtenus, – souvent non dégagés en leur vrai sens, – par le travail économique accompli à ce jour. Il resterait, après cette présentation par opposition avec d’autres, à en faire une présentation directe. Elle s’est heurtée et se heurte encore à des objections ou à des préjugés ; elle se heurte notamment aux arguments, peu renouvelés depuis Stuart Mill, que l’expérimentation en matière sociale est difficile, sinon impossible, et en tout cas tout à fait incapable de conduire à des résultats concluants qui aient valeur de loi ou seulement de régularité. Aucun de ces arguments n’est sans réplique, en droit. Mais, en l’espèce, il n’est pas de meilleure réplique que celle du fait, c’est-à-dire de montrer, en marchant, que le mouvement est possible. C’est à quoi s’appliquent et s’appliqueront les travaux qui s’inspirent de cette méthode : j’ai, pour ma part, confiance qu’ils y réussiront.
4Ce rapide exposé, je le reconnais, est bien insuffisant pour justifier cette confiance, et cependant je ne voudrais pas le terminer sans en élargir encore les conclusions, parce que c’est de cet élargissement même qu’elles peuvent prendre toute leur signification. Ce n’est pas seulement, en effet, dans l’étude des phénomènes économiques que le point de vue positif, qui y devient, comme par force, le point de vue sociologique, paraît devoir et pouvoir apporter un renouvellement et être la condition du succès. C’est encore, à côté d’eux et parallèlement à eux, les phénomènes religieux, les phénomènes juridiques, les phénomènes moraux, qui, de ce point de vue et de ce point de vue seul, apparaîtront dans leur vrai sens et pourront recevoir l’explication véritable dont ils sont susceptibles. Les disciplines qui ont jusqu’ici étudié des diverses catégories de phénomènes ont revêtu des formes plus ou moins différentes ; et par conséquent l’opposition qui peut être faite entre ces disciplines et l’étude positive et sociologique des mêmes phénomènes, peut être assez différente aussi de celle que nous avons rapidement esquissée ici entre la discipline économique existante et la science économique véritablement positive. On peut aussi, d’autre part, découvrir ou établir la prépondérance nécessaire du point de vue sociologique en ces études par d’autres voies et par d’autres preuves. Mais, à travers ces différences, et de préférence à ces autres arguments, la thèse capitale et décisive m’apparaît être qu’en fait, tous ces phénomènes, religieux, juridiques, moraux, économiques, ont, dans la réalité offerte à notre étude, le caractère essentiel d’être d’abord et avant tout des phénomènes sociaux, et que la méthode positive, pour en aborder la connaissance et l’explication, sera, pour les uns et pour les autres, nécessairement et identiquement une méthode sociologique.
Pour citer cet article
Référence électronique
François Simiand , « La méthode positive contre l’« Economie abstraite » », Socio-anthropologie [En ligne] , N°7 | 2000 , mis en ligne le 15 janvier 2003, Consulté le 14 juillet 2011. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/index104.htmlHaut de page
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