Cu prietenie, Dan Culcer
La patrie russe de Nicolas Werth
Par Véronique Salespublié dans L'Histoire n° 254 - 05/2001 +
Son père, qui avait quitté la Russie en 1918, fut correspondant
de guerre anglais sur le front de l'Est pendant la Seconde Guerre
mondiale. Sa mère, une diplomate britannique en poste à Moscou. A
travers son oeuvre magistrale sur la société soviétique, Nicolas Werth
est revenu, depuis plus de vingt ans, à son pays d'origine.
Avant de parler de lui, Nicolas Werth
parle de son père : Alexan-dre Werth, né en 1901 à Saint-Pétersbourg,
d'une fa-mille de négociants allemands venus des pays Baltes au XVIIIe
siècle, qui fut emprisonné par la Tcheka en 1917, s'enfuit de Russie en
1918, émigra en An-gleterre, devint correspondant de guerre envoyé par
la BBC en Russie soviétique en 1941, de re-tour en Europe de l'Ouest en
1948, suspect aux deux camps en pleine guerre froide, vivotant dès lors à
Paris, et se suicida en 1968, en apprenant l'entrée des chars russes à
Prague.
Nicolas Werth est né à Paris en 1950. Ses
parents s'étaient rencontrés à Moscou pendant la guerre, chez Boris
Pasternak : sa mère faisait partie du corps diplomatique britannique.
Dès ses plus jeunes années, il a été confié à sa famille paternelle,
émigrée en France depuis les années 1920, établie comme dans une
citadelle dans un immeuble du XVIe arrondissement, pas loin de l'église
orthodoxe : le russe est sa langue maternelle, il a choisi la
nationalité française à seize ans.
Alexandre Werth n'était pas un russe blanc,
comme le reste de sa famille. Ni un révolutionnaire. Il était
nostalgique de la Russie d'avant la tourmente, la Russie souffrante,
celle qu'il avait côtoyée pendant les quatre années de guerre ; et il
avait subi l'un des plus profonds chocs de son existence en se trouvant,
sur le front de l'Est, au contact de la barbarie nazie, lui qui était
imprégné de culture allemande.
En 1968, l'année de la mort de son père, Nicolas Werth est en classe
préparatoire à Henri-IV ? il intégrera l'École normale supérieure de
Saint-Cloud. En 1975, il obtient un poste de lecteur à l'université de
Minsk. Il n'y trouve pas les sources sur lesquelles il aurait souhaité
travailler.
« Je suis donc allé où sont les archives, en l'occurrence aux États-Unis »
: il passe deux ans à Columbia, où se trouve le seul fonds
soviétique disponible en Occident, celui des archives du parti de
Smolensk, saisies par les nazis à l'automne 1941, récupérées par les
Alliés en 1945.
Il en tirera son premier livre,
Être communiste en URSS sous Staline
, publié en 1981. A travers les comptes rendus des réunions de
cellule, les autobiographies rédigées par les militants, le récit des
purges, c'est le portrait collectif des nouveaux croyants d'une religion
séculière. Mais ce qui le frappe surtout dans le fourmillement des
textes, c'est le désordre, l'inefficacité du système :
« Une fois que l'on a parlé de totalitarisme, on n'a rien dit
, expose-t-il.
On ne peut s'en tenir là si l'on veut rendre compte de la
complexité des situations. C'est un concept plus opératoire pour les
politologues que pour les historiens. »
Ce qui résiste aux schémas abstraits, l'épaisseur vécue des
expériences singulières, il fallait aller la chercher plus loin, au-delà
des cercles du Parti et du milieu bien quadrillé de la ville. Dans les
campagnes russes, cette
« terra incognita »
qui, quoi qu'en aient dit les directives du Comité central, souhaité
les bureaucrates de Moscou, écrit les historiens convaincus que le
communisme avait laminé une société tout entière, a survécu en
préservant ses pratiques, ses croyances, sa civilisation. D'où
La Vie quotidienne des paysans russes
: l'histoire de la résistance, ouverte ou larvée, à la collectivisation.
La matière de ce deuxième livre, Nicolas Werth la réunit alors qu'il
se trouve en poste à Moscou, entre 1980 et 1983, dans une atmosphère
« très lourde, la fin de Brejnev, le règne crépusculaire
d'Andropov : j'étais lecteur mais je n'avais pas d'étudiants, puisqu'on
se méfiait alors, en URSS, de façon lancinante, paroxystique à nouveau,
de tout ce qui venait de l'Occident »
. Il est allé à la rencontre de la société russe d'avant 1917, celle des rumeurs, des rites, des modes de vie en commun :
« La force d'inertie, la résistance au sens mécanique du terme »
, voilà ce que livrent les sources, pour qui les lit sans
a priori
idéologique.
Après ? Une interruption de deux ans, pour partir en Chine, où
Nicolas Werth choisit de suivre sa femme. Deux ans qui lui ont profité ?
Pas vraiment, avoue-t-il, mi-confus, mi-narquois : il a fait un peu de
chinois, mais enfin il n'a
« pas de plan de carrière »
. Il retrouve Moscou, entre 1986 et 1989, pendant les années
Gorbatchev : un extraordinaire laboratoire d'idées, de revendications,
d'expressions. Attaché culturel à l'ambassade de France, il aurait pu se
trouver cantonné à des tâches ingrates, comme
« d'aller chercher les invités de l'ambassade à l'aéroport, de leur faire visiter la ville et de les remettre dans l'avion »
. Ce n'est, heureusement, qu'une partie de ses attributions : son
supérieur hiérarchique a l'intelligence de lui demander un rapport
hebdomadaire sur la vie culturelle soviétique. Une fabuleuse expérience,
au contact de gens qui redécouvrent la liberté, et en jouissent
« sans aucune faculté de prévoir l'avenir, entièrement dans l'ébullition du présent ».
Entré au CNRS en 1989, il se voit confier,
sur l'impulsion de Marc Ferro, une mission qui le ramène une fois de
plus dans la capitale soviétique, où il dépouillera, en compagnie de
Gaël Moullec, les rapports adressés aux dirigeants du PCUS, par les
directions locales du Parti ou par la police politique, sur l'état de la
société, des années 1920 à 1953.
Le livre qui en sortira,
Rapports secrets soviétiques
permet de saisir la nature du totalitarisme qui est
« d'être dynamique, d'être un mouvement »
, se nourrissant de lui-même, jamais achevé, puisque
« la terreur est un mode de gouvernement qui provient aussi d'une
frustration, parce que l'utopie du contrôle total exercé sur une
société n'est jamais réalisée. D'où cette dynamique de la violence, sans
cesse réactivée car le régime totalitaire ne l'est jamais parfaitement,
si l'on peut dire,et par conséquent tente, dans une course en avant qui
ne finit pas, de pallier cette inefficacité insupportable ».
A partir de 1993, Nicolas Werth s'installe en France. En 1995, il entre à l'Institut d'histoire du temps présent ?
« un endroit où je me sens bien, enfin »
. C'est de là qu'il affronte, en 1997, la tempête déchaînée par la publication du
Livre noir du communisme
, ouvrage collectif dont Stéphane Courtois a signé la préface,
controversée, et auquel Nicolas Werth a apporté, sous le titre « Un État
contre son peuple », une très longue contribution : le bilan de la
terreur exercée par le pouvoir contre la société soviétique entre 1917
et 1953. Aujourd'hui, il juge que c'était
« malgré tout, un livre utile »
. Mais il aurait préféré que l'ouvrage fût l'occasion de réfléchir
sur la question de la spécificité des formes de crime communiste. Car
« il y a bien des pratiques terroristes qui sont propres au
communisme. Elles s'exercent dans un premier temps contre des
résistances réelles de la société. Et puis, dans un second temps,
immanquablement, surgit cette idéologie faustienne, cette course
effrénée à une sorte d'absolu idéologique ».
Ce qui n'exclut pas les divergences dans la pratique, les spécificités nationales,
« le nationalisme anti-occidental en Chine, le racisme au
Cambodge, ou bien, plus généralement, dans les année 1960 et 1970, cette
accélération et radicalisation qui provient du fait que le dirigeants
de ces régimes ont le sentiment que le temps leur est compté, qu'il ne
joue plus en leur faveur, que peut-être l'histoire leur donnera tort ».
Aujourd'hui, Nicolas Werth prépare pour les éditions du Seuil un livre qui s'intitulera
Pouvoir et société en Russie soviétique, 1917-1953
. Et il poursuit en Russie la publication des rapports de police
politique sur l'état des campagnes, pour les années 1918-1939 (quatre
volumes, dont deux sont sortis), dirigée par l'historien russe Viktor
Danilov. Il participe aussi à la publication de six volumes de documents
sur le Goulag.
Feutré, contenu, parfois moqueur mais le plus souvent sur le
qui-vive, Nicolas Werth décourage toute familiarité et n'a pas le goût
des confidences. Alexandre Werth
« avait laissé le registre émotionnel déborder sur l'ensemble de sa vie »
. Son fils s'est mis en réserve de la passion et des catastrophes
qu'elle engendre. Ce qui lui a permis d'écrire, en silence,
méthodiquement, une oeuvre toute d'analyse, de rigueur et aussi de
profonde empathie, sur le pays d'où il vient, et qui s'est effondré dans
la tourmente de 1991.
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