Slovénie : « mieux valait la Yougoslavie que l’Union européenne ! »
Traduit par Eléonore Loué-Feichter
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Publié dans la presse : 23 février 2013
Mise en ligne : mercredi 27 février 2013
Buka
La Slovénie jouissait d’une bien meilleure position au sein de la Fédération yougoslave que de l’Union européenne, où elle a rejoint le groupe des pays du « sud », pauvres et en voie de sous-développement. L’analyse iconoclaste du sociologue slovène Rastko Močnik, qui souligne le risque d’une dérive autoritaire, voire fasciste que peut engendrer la faillite du projet européen.
- Rastko Močnik
Sociologue, critique littéraire, introducteur du structuralisme sur la scène intellectuelle yougoslave, le sociologue slovène Rastko Močnik est, avec le philosophe Slavoj Žižek, l’un des fondateurs de l’École de psychanalytique de Ljubljana. Il était interviewé par la Radiotélévision serbe (RTS).
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Crise et révolte sociale : la Slovénie brûle
Crise et révolte sociale : la Slovénie brûle
Rastko Močnik (R.M.) : J’étais contre la dissolution de la Yougoslavie et je continue de penser qu’elle a représenté une énorme erreur historique. L’économiste slovène Maks Tajnikar a récemment écrit un article pour le magazine Delo, dans lequel il effectue un parallèle entre la sécession slovène et la situation actuelle. Il déclare : « La Slovénie ne se satisfaisait pas d’être le nord de la Yougoslavie et d’avoir un accès privilégié à un marché de 20 millions de personnes. Aujourd’hui, Ljubljana se retrouve tout au sud de l’Union européenne. Nous sommes devenus un pays arriéré, dans une Europe qui a évolué. A l’origine, un des objectifs de l’UE était d’améliorer le niveau de vie des pays les moins développés, comme le Portugal, la Grèce et l’Espagne. Il s’agissait de créer une économie qui puisse profiter à tout le monde. Toutefois, avec la crise, alors que les Etats-Unis et l’Europe perdent leur leadership économique, politique et peut-être même militaire, la conception de l’Union européenne a changé. Il existe désormais des colonies au sein du continent. Les économies développées, comme l’Allemagne, la France ou les pays scandinaves ont créé des colonies au sud, dans les pays méditerranéens. Ils y disposent d’un accès privilégié, car il s’agit d’une zone économique et monétaire unique ».
R.T.S. : De qui la Slovénie serait-elle la colonie ?
R.M. : De l’Allemagne. Consultez les statistiques, Berlin est notre premier partenaire commercial. L’échange est inégal, la richesse produite en Slovénie part en Allemagne.
R.T.S. : À la fin des années 1980, dans l’ancienne Yougoslavie, les intellectuels slovènes s’opposaient à Belgrade, qui représentait l’autorité centrale. L’élite intellectuelle slovène s’oppose-t-elle à Berlin ?
R.M. : L’élite se trouve désormais à Bruxelles. L’autoritarisme en Yougoslavie, si peu qu’il ait existé, n’était que du folklore comparé à celui qui existe aujourd’hui. Désormais, nous avons un gouvernement de commissaires. Le gouvernement de Bruxelles n’est pas sous contrôle démocratique, il travaille en collaboration avec d’autres gouvernements, sous forme de discussions plus ou moins secrètes, et il produit des lois qui sont appelés « directives ».
R.T.S. : Comme le Comité central du Parti communiste de Yougoslavie, à l’époque ?
R.M. : Oui, sauf que c’était un peu différent. À l’époque, les partis communistes des différentes républiques devaient parvenir à un consensus. Et les communistes n’arrivaient pas toujours à leurs fins, car l’élite économique était très puissante en Yougoslavie.
R.T.S. : Aujourd’hui, il est impossible pour la Slovénie d’arriver à ses fins ?
R.M. : Notre pays ne compte que deux millions d’habitants, nous avons échoué à rendre notre économie vraiment compétitive ces 10 ou 15 dernières années. Il est impossible que la Slovénie pèse à Bruxelles. Un bon exemple, c’est que l’industrie slovène est devenue le sous-traitant des grandes entreprises allemandes et françaises.
R.T.S. : La Slovénie avait-elle une alternative à l’UE ? Était-ce la seule voie ?
R.M. : L’UE est toujours présentée comme la seule solution possible. À l’époque de notre intégration, en 2004, l’Union était plus humaine, plus juste qu’aujourd’hui pour les petites économies. Je pense qu’il aurait été très difficile pour la Slovénie de rester hors de l’UE. Je ne suis pas sûr que ce schéma doive aujourd’hui s’adapter à la Serbie et à la Croatie, car leurs économies sont plus fortes. Ces pays doivent être intégrés, mais pas nécessairement de la manière dont la Slovénie l’a été. Si l’ex-Yougoslavie adhère à l’UE, il existe peut-être un espoir que l’Union se transforme. L’UE n’est plus en mesure de gouverner le monde, elle ne peut pas être compétitive face aux Chinois. Ces derniers ont des normes différentes, des salaires plus bas, un capitalisme beaucoup plus brutal que le nôtre. Nous ne l’aimons peut-être pas, mais notre capitalisme est encore relativement modéré face à celui de la Chine ou du tiers-monde.
R.T.S. : Les manifestations qui se poursuivent en Slovénie viennent-elles de l’estomac, du coeur ou de la tête ?
R.M. : Elles sont en train de se déplacer de l’estomac vers le cœur, la tête commence tout juste à penser. La crise que nous subissons depuis 2007-2008 a ruiné notre économie et nous a apporté 120.000 chômeurs de plus. (...) Les manifestations actuelles visent la classe politique dans son ensemble. Des scandales de corruption ont éclaté au même moment, tant au sein de la coalition au pouvoir que de l’opposition. Les manifestants se révoltent contre cette caste politique corrompue. Pourtant, il n’existe aucune d’alternative.
R.T.S. : Affirmer que tous les hommes politiques sont mauvais, n’est-il pas naïf et dangereux ?
R.M. : Notre situation est idéale pour qu’émerge une solution autoritaire, pour que quelqu’un se lève et dise « j’ai un plan ». Si cette personne est charismatique, elle pourrait prendre le pouvoir et dériver vers l’autoritarisme. Ici, en Slovénie, nous avons déjà un régime autoritaire et c’est pourquoi il y a eu un soulèvement populaire : à cause de l’arrogance, de l’incompétence du gouvernement et du pillage des richesses du pays. Les hommes politiques se sont volés les uns les autres. Et les partisans de Janez Janša sont en fait ceux qui souffrent le plus de sa politique. Ce sont généralement des personnes peu qualifiées, des ouvriers, des gens des campagnes, ce sont eux qui pâtissent largement de la politique d’austérité. Ils l’appuient parce que la politique n’est pas un acte rationnel. Il s’agit d’un domaine où agissent, comme vous dites, l’estomac et le cœur. Et éventuellement la tête.
R.T.S. : Pourquoi une démocratie parlementaire n’a-t-elle pas été établie en Yougoslavie ?
R.M. : À la fin des années 1980, une démocratie parlementaire n’aurait pas pu fonctionner, toutes les forces politiques du pays étaient déjà regroupées en communautés. Certains affirment que le Constitution de 1974 a conduit la Yougoslavie à sa chute. Je me sens proche de cette thèse. Prenez le dernier Congrès du Parti communiste, quand les Slovènes ont quitté la salle. Dans une situation normale, les délégués slovènes seraient immédiatement allés à Zagreb, Skopje, Sarajevo ou Titograd (actuelle Podgorica) afin d’y chercher des alliés pour créer une alternative politique. Mais ils sont rentrés à Ljubljana. A ce stade, il était déjà impossible d’organiser un pouvoir politique au niveau fédéral, seule condition pour qu’une Fédération fonctionne.
R.T.S. : Quelles évolutions attendez-vous au sein de l’Union européenne ?
R.M. : Je pense que dans l’Union européenne se pose la question de la mise à niveau des pays moins développés sur ceux qui le sont davantage. Les capitaux provenant des pays capitalistes dits développés mènent actuellement à une exploitation assez brutale des autres pays de l’Union. Ces derniers se rendront un jour compte, ou bien ce seront leurs populations qui les y mèneront, que cela ne peux pas continuer ainsi et qu’il faut chercher une alternative à l’Europe actuelle.
R.T.S. : Quelle est la place de la Slovénie dans cette Europe ?
R.M. : La Slovénie appartient désormais au sud sous-développé de l’Union. Elle se trouve dans la même situation que la Grèce, le Portugal ou l’Espagne. Les manifestations ont aidé la population à en prendre conscience. Il y a six mois, j’étais le seul à soutenir cette théorie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Je pense que des changements majeurs vont arriver, mais ils ne seront pas immédiatement manifestes. Nous aurons encore deux ou trois gouvernements qui vont se ressembler, puis le climat finira pas évoluer. Cette situation ressemble à celle de la fin des années 1980. Les gens sont sceptiques, ils ne croient plus de manière dogmatique à ce que dit le gouvernement. Dans les années 1980, les idées nationalistes ont profité de ce vide. Ce n’est plus possible aujourd’hui car l’idéologie nationaliste est celle qui nous a mené à la situation présente. À la fin des années 1990, nous avions des gouvernements réellement fascistes en Serbie, en Croatie, en Bosnie et en Slovénie. Le fascisme est l’échappatoire naturel des bourgeoisies nationales en perdition. En Slovénie, la bourgeoisie a connu une défaite historique. Elle n’a pas réussi à créer une économie nationale et il semble maintenant qu’une bourgeoisie dite « compradoriale » soit au gouvernement, à l’image de ce qui se fait en Amérique du Sud. Nos dirigeants sont des agents locaux au service de capitaux étrangers, dont la tâche est d’assurer la paix sociale et d’organiser un environnement propice aux investissements étrangers. C’est un rôle de policier et cette classe n’est pas productive. Je pense cependant que la situation est en train d’évoluer en Croatie et en Slovénie, ce qui ne veut pas dire que l’avènement d’un régime autoritaire soit exclu.
Vă rog să citiți acest text selectat de mine, în speranța că vă poate interesa. Cu prietenie, Dan Culcer
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