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Une réévaluation marxiste de la Révolution roumaine de 1989
Le texte que nous offrons à nos lecteurs présente un double intérêt, d’une part il s’agit d’une fine observation des conditions socio-économiques réelles dans lesquelles vivaient (travaillaient et s’autoreprésentaient) les ouvriers et les étudiants en Roumanie et, de l’autre, leur interprétation non point paradoxale, comme elle pourrait paraître aux ignorants, mais profondément ancrée au cœur de ce qu’il y a de plus pertinent dans l’histoire de la pensée du marxisme et du communisme critiques.
En effet, il y a très peu d’études sérieuses tant en Roumanie qu’ailleurs en Europe de l’Est ex-communiste sur les ouvriers des grandes entreprises construites par le régime (sidérurgie, grosse mécanique, fabrication de locomotives, de bateaux) ni de véritables approches phénoménologiques des transformations de la vie rurale en vie quasi urbaine… Des années durant, sauf exceptions notables, les représentations des transformations sociales n’y ont été alimentées que par les clichés éculés d’un anti-communisme stupide ou par les hymnes triomphants et tout aussi stupides, de la langue de bois propre au communisme réel. De plus, les recherches socio-anthropologiques postcommunistes, tant celles menées par des universitaires étrangers que celles développées par des chercheurs roumains ont porté soit sur des aspects insignifiants de la société en s’inscrivant dans le cadre d’interprétations profondément antimarxistes, incapables de rendre compte des résultats réels de la politique économique mise en œuvre par le communisme réel, soit se sont penchés sur les « élites », c’est-à-dire sur des gens très rusés et roués qui, sans prendre aucun risque, se sont présentés après 1989 sur la scène intellectuelle comme des dissidents quand ils n’avaient été que les résistants de la vingt-cinquième heure. C’est ainsi que fut confisqué, grâce au coup d’État, les possibilités ouvertes par la révolte sociale naissance au mois de décembre 1989.
Cet essai nous donne une sorte d’introduction à une sociologie phénoménologique du monde ouvrier (le vrai prolétariat des rapports de production) et de la masse de la jeunesse étudiantes (masse des enfants de paysans ou d’ouvriers venus étudier dans les établissements d’enseignement supérieurs) comme production sociale intense de la politique communiste. De plus, on y trouvera aussi une interprétation riche de potentialités de l’échec de cette voie possible, ouverte pendant quelques jours, entre les grandes manœuvres politiques des forces prédatrices du nouveau pouvoir et la mince et pleutre résistance des tenants du régime précédent.
Quant au fond de l’interprétation que nous offre Gabriel Chindea, elle appartient à ce courant du marxisme critique – pendant d’extrême gauche du réformisme de droite de Bernstein ou Kautsky – bien connue en Allemagne des années 1920-1933, mais soutenue encore d’un Italien comme Bordiga, de franco-russes comme Souvarine et Victor Serge ou du Croate Ciliga.
Gabriel Chindea est donc une personnalité tout-à-fait singulière dans le monde intellectuel de la Roumanie postcommuniste où l’écrasante majorité des élites, après avoir servi avec obéissance le régime nationalo-communiste de Nicolas Ceausescu, sont passées, avec armes et bagages, au service du pire impérialisme capitaliste… Aussi dans le monde universitaire détonne-t-il tout autant que le groupe d’intellectuels peu nombreux autour de la revue et de la maison d’édition Idea (dite encore école de Cluj), avec lequel il collabore. Ces universitaires (dont deux appartiennent au Comité scientifique de La Pensée libre), ont choisi de maintenir en ses diverses formulations, la tradition de la pensée critique radicale, laquelle, de plus près ou de plus loin, est toujours en rapport intime avec le marxisme en ses diverses voies.
L'article que nous présentons ici impose une réflexion renouvelée sur ce qui s'est passé en 1989 en Roumanie et plus largement en Europe de l'Est. La vulgate actuelle a dénommé « Révolution » car il y eut mobilisation populaire, ce qui s'est alors passé, même si finalement les élites sociales et politiques d'avant 1989 furent presqu'entièrement les mêmes que celles de l'après 1989. Cet article permet d'ouvrir de nouveaux champs de réflexions. En effet, l'auteur nous montre qu'il y a eu un mouvement populaire, « à côté » du coup d'Etat d'un groupe social qui allait devenir une classe en soi et pour soi dans la foulée de cette « Révolution ». Car, si le fonctionnement du « socialisme réel » a beaucoup emprunté au capitalisme, ce que Gabriel Chindea démontre, il a présenté aussi quelques différences sur lesquels il faudra s'étendre, en partant aussi des conclusions de cet article : pas d'appropriation privée des bénéfices du travail, pas de conscience de classe dirigeante donc; introduction de lois sociales minimum, inconnues dans les capitalismes classiques naissant, avec en particulier l'absence de crainte du chômage au sein d'une « armée de réserve » inexistante; promotion sociale d'une masse de paysans d'origine vers les postes les plus élevés de la société. Toutes choses qui n'ont pas été possibles aussi massivement à l'Ouest ni au XVIIIe siècle ni au XIXe ni au XXe ...et encore moins au XXIe siècle. Par ailleurs, les survivances féodales semblent avoir aussi été particulièrement présentes dans ce « capital-socialisme », avec en particulier la discipline de travail et la productivité qui ressemblaient plus aux rythmes de travail des domaines féodaux qu'à celui des entreprises des « vrais » pays capitalistes ...ce qui explique sans doute aussi le besoin d'une transformation plus clairement capitaliste en 1989. Bref, un article qui réexamine ce que la vulgate en cours à l'Est comme à l'Ouest refuse de prendre en compte.
La rédaction
Une réévaluation marxiste de la Révolution roumaine de 1989
______Février 2010______
____Gabriel Chindea*_____
I. En feuilletant Marx
Avez-vous essayé de chercher récemment un volume de Marx ou Engels dans une bibliothèque publique roumaine ? En fait, il n’est pas toujours facile à trouver. Je parle des traductions roumaines d’avant 1989. Une grande partie, semble-t-il, a été pilonnée, et les quelques exemplaires conservés encore se trouvent, le plus souvent, dans un fond spécial, abandonné dans les sous-sols.
C’est le jugement de l’histoire, me direz vous, et je ne peux pas ne pas vous donner raison. En 1989, on scanda « À bas le communisme ! », et la Révolution roumaine semblait avoir totalement vidé le sens des idées marxistes, ainsi que la possibilité d’une alternative socialiste au capitalisme.
Toutefois, il est possible que l’histoire soit injuste dans ses jugements, ou, à tout le moins, ses augures qui essaient de capter et déchiffrer ses signes. Car, si l’analyse marxiste de la société moderne – fondée sur la découverte de ses mécanismes contradictoires et, surtout, sur l’anticipation d’une révolution engendrée par de telles contradictions – ont été quelques fois un tant soit peu confirmées, cela c’est passé, selon mon opinion, aussi au mois de décembre 1989 en Roumanie. Une seule chose doit nous étonner, c’est que les communistes eux-mêmes ne s’en sont pas rendus compte à temps afin de prévenir la catastrophe.
Il est vrai, les prévisions de Marx concernaient le soi-disant monde bourgeois. Un monde qui devait se décomposer nécessairement, étant donné que l’ordre politico-économique institué par lui devait être contesté et, finalement, écarté par une force créée, voire encouragée à s’accroître par cet ordre même : le prolétariat, de fait, le sujet révolutionnaire ; en définitive, l’œuvre de la bourgeoisie, et plus précisément celle du capital de cette bourgeoisie dont la reproduction et l’amplification ne pouvaient se faire sans l’utilisation de la force de travail prolétarienne. De sorte que, quoique dépossédé d’une partie de son travail – la célèbre plus-value qui aide à l’accroissement du capital –, ce prolétariat aurait été en même temps stimulé à se multiplier et à développer sa puissance productive en vue de l’augmentation du même capital. De là croîtrait tout ce qui dépend précisément de la puissance productive : l’instruction, l’organisation sociale ou la conscience de soi. Ainsi un renversement politique moins ordinaire serait devenu possible, un renversement singulier dans l’histoire qui ne devait pas se produire, comme cela se passe d’habitude, sous l’assaut d’un contre-pouvoir constitué d’une manière plus ou moins autonome, aux confins ou même à l’extérieur du régime dominant : car les ouvriers ne sont pas une tribu de guerriers nomades envahissant une civilisation agricole ou des usuriers rapaces encaissant les intérêts qui ruinent les patrimoines féodaux, mais le serpent nourri par ses propres parents.
D’où aussi cette certitude, peut-être trop métaphysique, sinon chez Marx, au moins parmi certains de ses disciples, pour qui la bourgeoisie allait faire tout le travail, c’est-à-dire creuser sa propre tombe, offrant au prolétariat non seulement les raisons de mettre en œuvre une révolution, mais aussi les conditions objectives de sa réussite. C’était la croyance bien connue que les usines sont le lieu – presque alchimique, si on pense, par exemple, aux aciéries – où se produit la transmutation du travail en vigueur politique et en science administrative. Une conviction en réalité paralysante quand il s’agissait d’action, comme le prouvèrent l’anémie et le conformisme de la social-démocratie allemande avant la Première Guerre mondiale. Et cela même si l’alternative à l’esprit pédant et contemplatif des Tudesques a été, d’autre part, l’activisme de Lénine avec les résultats qu’on lui connaît.
II. L’ironie de l’histoire : la chute du socialisme réel s’est produit selon un schéma marxiste
Mais revenons à la Révolution roumaine. Si on regarde attentivement ce qui s’est passé dans les dernières années du socialisme roumain et, surtout, en décembre 1989, la ressemblance au modèle marxiste de révolution esquissé plus avant est frappante et, pour le dire en passant, est aussi amusant. En effet, quelle meilleure plaisanterie que de voir l’évincement d’un régime détesté, dont la légitimité se voulait confirmée scientifiquement par les thèses du philosophe Marx, suivre un scénario marxiste ? Et parce que les quelques événements de cette époque-là – au moins ceux concernant la révolte populaire, car les conspirations ne nous intéressent pas maintenant – sont connus par l’ensemble de l’opinion publique, je passerai directement à l’explication de mon interprétation.
Je commencerai avec les révolutionnaires qui appartenaient en général à deux grandes catégories : les jeunes, particulièrement les étudiants – bien que non seulement – et les ouvriers. Les premiers ont été les plus faciles à mobiliser ou, au moins, à provoquer, tandis que les autres ont été l’élément décisif, quoique le plus inattendu. Car, sans ces derniers, la « libération du communisme », proclamée déjà le 20 décembre 1989 dans l’édifice de l’Opéra de Timisoara eût été inconcevable ; de même, lors de l’assaut contre le Comité central du Parti le 22 décembre à Bucarest, les ouvriers occupant les usines déclenchaient la grève générale, sortaient finalement dans les rues, démoralisant le régime, tempérant l’armée, finissant par convaincre les proches de Nicolae Ceausescu de trahir. Et cela même si, en Roumanie, la trahison a été de toujours un sport national.
Or, mieux que d’autres groupes sociaux, ces deux-là étaient peut-être ceux qui devaient le plus au socialisme roumain. Ils représentaient, au fond, cette population urbaine massive, totalement nouvelle dans l’histoire de la Roumanie, que la politique des vingt dernières années du régime communiste avait rendue possible, car programmée systématiquement par une politique d’immigration intérieure (exode rural massif) et des choix démographiques tant critiqués par les voix dissidentes. Voix attentives, comme on dirait aujourd’hui, au « design », regardant stupéfaites les hideux quartiers de HLM et l’invasion des gens des campagnes qui rompaient l’équilibre petit bourgeois des villes d’antan, mais qui étaient incapables de prévoir le potentiel révolutionnaire de ces masses.
Il est vrai que la Roumanie avait déjà connu des révoltes populaires. Mais celles qui ont manifesté une certaine consistance furent essentiellement des émeutes paysannes, et non des révolutions. Pour qu’il y ait révolution, il faut, du moins en Europe, la ville et le mécontentement urbain. C’est-à-dire ce qui avait précisément manqué jusqu’alors, y compris – disons le aussi – en 1945, quand l’installation des communistes au pouvoir avait été, probablement aussi pour cette raison, un simulacre de mouvement populaire. Or, en 1989 la situation était complètement différente. Il y avait une masse critique suffisamment grande, même si les révolutionnaires n’étaient pas un ensemble homogène. Les ouvriers et les jeunes étaient en réalité deux espèces assez diverses ainsi que le montrera leur séparation politique, voire leur combat mutuel au cours des années 1990, même si ce combat était rendu possible précisément à cause de l’appétit pour l’action ouvert par leur implication commune dans la Révolution. En effet, les ouvriers étaient à peine arrivés en ville grâce au socialisme, tandis que les jeunes étaient déjà complètement citadins à cause de ce même socialisme. Les premiers avaient été appelés à se lancer vers un avenir meilleur, et les seconds à décoller à partir d’un présent amélioré. Les uns avaient été invités à construire le socialisme, les autres à jouir de lui. Et, le temps passait et les bienfaits du socialisme tardaient à venir ; les ouvriers percevaient qu’ils avaient travaillé en vain, les étudiants qu’ils s’étaient préparés inutilement. Ainsi, les mains pleines de travail non récompensé des uns étaient égalées par les attentes toujours plus idéalisées des autres, et d’autant plus idéalisées qu’elles se réalisaient moins.
Je reviendrai aux ouvriers plus avant, à présent j’ajouterai quelques mots sur les jeunes. Peut-être n’a-t-on pas répété assez que leur poussée d’« idéalisme » de 1989 fut elle-même un produit du socialisme réel. On a toujours parlé des jeans de contrebande, de la musique rock piratée, des photographies et des cassettes vidéo pornographiques qui circulaient en cachette comme de tant de « microbes » venus de l’Ouest, ce sont eux qui ont balayé finalement le communisme mieux que ne l’aurait pu faire quelles qu’autres formes de persuasions capitalistes. De même, on a parlé aussi de l’inadéquation entre la propagande et la réalité communiste, avec le mensonge, l’hypocrisie et la dissimulation que cela impliquait, en revanche, on a trop peu discuté du fait que, au moins d’une façon nominale, les valeurs pour lesquelles on est également sorti dans la rue en 1989 avaient été, au fond, proclamées aussi par la propagande officielle : « peuple », « liberté » ou même « révolution » étant les mots prophétiques avec lesquels le régime annonçait, mais aussi préparait – comme c’est le toujours cas dans une prophétie – sa perte.
Voilà pourquoi il faudrait mieux sonder cette conscience de soi de la « génération de 1989 ». Une génération des « décrets », c’est-à-dire produite, y compris biologiquement, totalement par le régime ; une génération d’enfants encouragés à aller tranquillement à l’école, à participer aux olympiades scolaires, aux cercles littéraires ou aux clubs sportifs. Il faut, me semble-t-il, placer son idéalisme – auquel je ne veux nullement donner un sens positif, car il peut être aussi le signe d’un grand aveuglement ou d’une grande frustration – parmi les réalisations les plus équivoques du communisme. De même que le communiste a été toujours la croyance naïve dans la prospérité générale que le capitalisme libéral était capable d’engendrer parfaitement. Comme preuve a posteriori, je remarquerai que cet idéalisme, si présent ensuite dans l’atmosphère intellectuelle de la Roumanie des années 1990 – sous une forme souvent religieuse ou pseudo-mystique, de même que l’éloge et la nostalgie d’une existence philosophique ou littéraire pour des gens que la vie postcommuniste avait obligés à devenir directeurs de banque ou agents de publicité –, a commencé graduellement à s’éteindre précisément au moment où apparut une génération de jeunes gens qui n’avaient plus été formés dans ce qu’on a appelé le communisme.
De toute façon, une chose est sûre, ceux qui, en première ligne, protestèrent en décembre 1989 contre le socialisme réel ne furent ni les anciens bourgeois, ni les vieux militants encore en vie des partis historiques (Libéral, National-Paysan, légionnaire) revenus après la Révolution à la vie publique, ni la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe, dont certaines églises avaient été détruites et qui, au moins dans le discours officiel de l’État-Parti, était un adversaire idéologique du matérialisme athée, ni, à quelques notables exceptions, les intellectuels pour qui la liberté de conscience aurait dû être une valeur suprême. Non, les contestataires ne se sont pas recrutés parmi les forces sociales opposées, au moins formellement, au système ou relativement autonome par rapport à lui. Et si le slogan officiel « jeunesse communiste aujourd’hui, membres du Parti demain ! » avait été déjà paraphrasé par une blague – (« jeunesse communiste d’aujourd’hui, émigrés en RFA demain ! ») – qui montrait quel était le résultat de la dialectique du socialisme réel roumain, l’histoire a dépassé cette prémonition. Car les jeunes communistes roumains, au lieu de protester contre la direction du Parti avec leurs pieds, en émigrant vers le pays rêvé, l’Allemagne fédérale, ont trouvé l’occasion de le faire en Roumanie même en sortant dans la rue.
Ainsi, le fait que le régime communiste était contesté par le soi-disant « homme nouveau », à savoir par sa propre œuvre, n’explique pas seulement les chances grandissantes qu’une telle révolte eût pu avoir, mais aussi la raison pour laquelle, malgré les morts de Timisoara, la répression a été néanmoins légère par rapport à ce qu’elle eût pu être. Et cela non seulement en décembre 1989, quand le nouveau pouvoir – et précisément pour cela – eut besoin d’exagérer le nombre des morts. Mais déjà lors du procès des ouvriers de Brasov qui, le 15 novembre 1987, avaient manifesté et dévasté le siège du conseil départemental du Parti, celui-ci s’est conclu par des sentences très légères. Chose inattendue pour celui qui se rappelait la manière avec laquelle le Parti avait agi dans les années 1950 à l’encontre de fait semblables. En effet, au lieu de 15 ou 20 ans de prison, comme il était « normal » naguère, en 1987 les condamnations ne dépassèrent pas trois ans, et devaient être exécutées sur le lieu de travail. Ce qui, précisons-le bien, ne diminue en rien, loin s’en faut, le courage de ces ouvriers, et ce d’autant plus que les intellectuels – ceux qui par hasard se trouvaient à Brasov au moment de l’émeute –, « courageux à leur habitude », s’étaient bien gardés de se mêler à la révolte : ils étaient restés toujours à l’écart, se contentant de regarder.
Toutefois, par rapport à l’époque stalinienne de Gheorghiu-Dej – avec ses nombreuses prisons remplies de détenus politiques, les déportations pour la construction du canal Danube/mer Noire, la collectivisation forcée des propriétés agricoles ou les luttes des partisans dans les montagnes –, le socialisme de l’époque ceausiste était incomparablement plus doux. On n’arrête pas de dénoncer un tyran scélérat, quoiqu’au fond, ce n’était pas la terreur politique qui dominait, mais le culte démesuré de la personnalité et, au bout du compte, une dure exploitation économique qui ensemble constituaient le fond des accusations concrètes qu’on pouvait lui porter.
Sans aucun doute, l’impulsion politique et sociale extrêmement violente des premières années du communisme roumain s’était estompée avec le temps. Simplement parce qu’elle avait réalisé et, tant bien que mal, atteint son but bien plus qu’elle ne s’était émoussée. Elle avait réussi en effet à changer la société comme le constateront avec surprise et mécontentement tous ceux qui, après 1990, revinrent d’exil. La nouvelle société socialiste où le monde petit bourgeois qui l’avait précédée n’était plus, dans la plupart des cas, même un souvenir, s’était montrée totalement différente – et non parce que le « lavage de cerveau », l’eût créée comme le prétendaient des voix dissidentes –, mais parce ce qu’elle avait fabriqué un socius plus facile à contrôler avec des moyens non violents. En fait, c’était aussi cette différence qui faisait que les méthodes anciennes de répression n’étaient plus appropriées.
En effet, dans les années 1950 on pouvait parler ouvertement des ennemis du peuple et tout le monde semblait comprendre plus ou moins de quoi il s’agissait : des groupes entiers d’hommes pouvaient y être associés directement ou par le biais de liaisons professionnelles, politiques ou familiales liées à certains privilèges, ou purement et simplement par la relation à un ancien mode de vie, dussent-ils être, selon les besoins, inventés ou mystifiés selon les logiques répressives. En revanche, expliquer, trente ans plus tard, comment une personne née, éduquée et employée dans une société socialiste pouvait se révolter contre celle-ci était devenu aussi difficile, sinon impossible, que d’admettre que le passage du capitalisme au socialisme serait réversible et que, en général, l’histoire n’a pas un sens univoque et bien défini. Par conséquent, tout ce qu’on pouvait encore faire dans les années 1980, les années de l’« humanisme socialiste » et non celles de la lutte des classes, était acceptées, et seuls des fous ou des traîtres, des voyous ou des espions pouvaient comploter contre le meilleurs des mondes possibles. Mais pas plus que cela.
III. Le socialisme existant en réalité a été un hypercapitalisme
Cependant, au-delà de cette révolte des esclaves armés et préparés par leur propre maître – dont le schéma, ainsi que j’ai essayé de le suggérer, semble pouvoir être appliquée aussi à la Révolution roumaine proprement dite –, il est important d’insister sur une chose moins évidente, quoiqu’au fond, beaucoup plus importante : la nature capitaliste de cette société socialiste. Le fond de la Révolution roumaine – ainsi que tout ce qui s’est passé au cours de ces années-là dans l’Est européen, y compris le résultat finalement décevant de cette Révolution – manifeste et représente un phénomène extrêmement intéressant pour un marxiste.
Il convient d’abord de rappeler que les voix accusant le communisme soviétique de n’avoir jamais représenté réellement le type de société envisagée par Marx n’ont jamais manqué. En premier lieu parce que, pour Marx, la révolution socialiste devait se produire au cœur du monde le plus développé, et non dans un pays beaucoup moins avancé telle la Russie de la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, convenons-en, les bolcheviques furent les premiers à avoir parfaitement reconnu cet état des choses. Cependant, au moins théoriquement, la manière dont ils comprirent leur mission ne semblait pas absurde, même si elle ne s’accordait pas totalement à l’orthodoxie marxiste. Toutefois, elle offrait une voie d’action aux parties de l’humanité encore « arriérées » qui constituaient néanmoins – comme aujourd’hui encore – la majorité de la population de la planète. Une majorité que Marx avait laissée hors du mouvement révolutionnaire prolétarien – en lui recommandant éventuellement de parcourir avec patience, sans sauts, toutes les étapes historiques nécessaires à cette accomplissement –, et que Lénine, grâce à l’analyse qu’il fit de l’impérialisme, avait commencé à mobiliser. Et cela en dépit de l’idée, toujours valable, selon laquelle le socialisme proprement dit présuppose une société moderne et non une société qui commence à peine à se moderniser ; ce qui était nouveau était seulement la croyance – que les bolcheviques vont répandre ou imposer ensuite en Asie et en Europe orientale – que la modernisation effective, exigée comme condition préalable à l’instauration du socialisme, pourrait se réaliser aussi d’une autre manière que celle pratiquée jusqu’alors, la manière capitaliste.
Une courte digression est nécessaire pour préciser ce que je m’essaie à interpréter. En effet, si on a pu parler d’un destin historique du prolétariat – ainsi que le marxisme aimait à le proclamer –, celui-ci, notamment dans une société bourgeoise qui n’est ni organisée ni dirigée par les ouvriers ne pouvait être expliqué que d’une seule façon. L’unique atout d’un prolétariat sans pouvoir politique, sans hégémonie sociale, sans patrimoine productif et sans confort culturel était sa force de travail. Une force apparemment fragile, mais en réalité redoutable, dès lors qu’elle devient immédiatement visible lors de la plus simple grève ; en effet, dans le monde bourgeois, cette force est la puissance de structuration sociale de la base économique de la société en sa totalité qui se dévoile ainsi pour la première fois en sa complétude.
En conséquence, les marxistes ne pouvaient être qu’intéressés par l’augmentation de cette force de travail. Et cela par n’importe quels moyens, jusqu’au point critique où elle aurait pu ou dû se transformer dans une puissance autosuffisante. Toutefois, ainsi qu’on l’a vu, pour Marx, ce processus devait se produire exclusivement grâce à un mécanisme économico-social immanent à la société bourgeoise, de telle sorte que le capitalisme contribuerait lui-même à son propre dépassement. Or, après la victoire des bolcheviques en Russie, le jeu historico-dialectique entre le capitalisme et le socialisme a commencé à être regardé comme un élément idéologique précieux. Peut-être utile ailleurs – à savoir en Europe occidentale –, mais de toute façon non nécessaire partout. Car la chance – ou le kairos historique – semblait avoir voulu autre chose que Marx : le pouvoir politique ayant été conquis par le prolétariat d’une manière inattendue et différente par rapport à ce qui était écrit dans les livres, c’est-à-dire sans une base économique derrière lui. La société russe était dirigée maintenant, et même prématurément, par un gouvernement marxiste. Dès lors pourquoi n’eût-on pas pu continuer dans la direction ouverte par un tel état exceptionnel ? D’où aussi l’ambition du socialisme soviétique de développer les forces de production prolétariennes de la manière dont le capitalisme était censé le faire lui aussi : un vrai socialisme ne pouvant être conçu sans cette base développée, mais les bolcheviques affirmaient passer outre le mal propre aux relations de productions capitalistes. Néanmoins, un tel objectif, en soi contradictoire, devait se révéler aussi historiquement impossible. Concrètement, nous savons tous ce qui s’est passé.
En effet, le développement de la force de travail ne peut être imaginé sans des instruments de plus en plus perfectionnés et sans une organisation, une concentration et une division intensifiées de la production. Or, toutes ces choses présupposent elles aussi un effort productif. Voilà pourquoi un tel progrès semble lié nécessairement à une permanente renonciation à une partie du travail effectué pour satisfaire l’accumulation et l’amélioration des moyens de production. Or, c’est précisément cela qui réussit si bien dans le capitalisme dont le régime de propriété sépare la force de travail de ses moyens qui, quoique produits toujours par celle-ci, se développent sous forme de capital d’une manière complètement autonome et donc sans précédent dans l’histoire. Le capitalisme, comme séparation entre la force et les moyens de travail, étant donc la recette d’un développement fort, bien que non pas totalement heureux. Car, une fois déclenchée, la croissance des moyens de production peut devenir facilement un but en soi qui ne sert plus à la force de travail, mais l’exploite à son propre bénéfice.
Voilà pourquoi une augmentation accélérée des forces de production extrêmement faibles – telles que celles mises en œuvre au début de l’aventure soviétique – ne pouvait éviter l’exploitation du travail. Et cela non seulement parce qu’il fallait une formidable accumulation pour assurer le développement, mais aussi parce que même leur faiblesse initiale rendait ses forces incapables de maîtriser effectivement – d’une manière immédiate et donc socialiste – le processus de développement de leurs propres moyens de production. En conséquence, ce processus s’est objectivé en aliénant le travailleur comme dans le régime capitalisme. Aussi, la croissance des moyens de production est-elle devenue la priorité absolue, malgré les assurances officielles qui parlaient encore des besoins de la force de travail. Ce qui veut dire un acte en soi dont le bénéficiaire réel était l’État devenu aussi leur propriétaire. De sorte que la « voie socialiste au développement » s’est transformée finalement dans un euphémisme pour le capitalisme.
Par ailleurs, ce socialisme réel n’a pas été seulement capitaliste, mais hypercapitaliste. Et cela parce qu’une accumulation réalisée par des moyens étatistes et non privés du surplus du travail, n’était pas seulement semblable avec ce qui se passait dans le capitalisme libéral, mais plus radicale encore. Ainsi, selon mon analyse, le collapsus du régime n’est pas venu de la simple contradiction entre sa théorie et sa pratique, au sens où il affirmait une chose, le socialisme, et en faisait une autre chose, le capitalisme. Et cela, même si cette situation schizoïde était ressentie comme un grand fardeau : il faut à cet effet constater, par exemples, les témoignages enthousiastes sur l’Occident des Européens de l’Est arrivés là-bas où quelques unes des promesses du communisme, inaccomplies à la maison, semblaient mieux réalisées. Toutefois, beaucoup plus importantes pour les causes de la chute du régime ont été les excès capitalistes de la pratique soi-disant communiste. Ce sont eux qui ont préparé sa fin.
IV. Le socialisme réel a possédé les plus sauvages ingrédients du capitalisme : une immense accumulation primitive fondée sur l’expropriation agricole, une excessive concentration du capital et une inadéquation toujours plus incontrôlable entre la production et les besoins sociaux
Certes, il n’est pas question d’entrer maintenant dans tous les péchés (ou erreurs) de ce système, particulièrement en Roumanie. Je m’arrêterais donc à trois d’entre eux, les plus simples à définir et que l’opinion publique roumaine peut se rappeler aisément. Il s’agit, premièrement, d’une immense accumulation primitive de capital, fondée tant sur l’exploitation, que sur l’expropriation d’une force de travail qui autrement, par sa nature archaïque, n’était pas capable d’offrir assez de plus-value pour soutenir un développement économique moderne intense. Une force de travail qui n’a pas été soumise uniquement à des contraintes économiques, mais aussi à des coercitions administratives et politiques, précisément parce que, dès le début, elle ne pouvait être exploitée que dans un style purement capitaliste. Je n’envisage pas ici la vieille bourgeoisie – dont la propriété était déjà un capital dont la dépossession a eu un autre résultat – j’y viendrai un peu plus avant –, mais la paysannerie.
Rappelons-nous les quotas obligatoires de céréales, les réquisitions d’animaux, les confiscations de toutes sortes (y compris des icônes dans les églises) qui ont représenté parfois la perpétuation, parfois la réinvention de servitudes quasi féodales, mais qui, dans le cas d’un pays extrêmement archaïque, semblaient en 1950 nécessaires à l’appui du développement rapide de l’industrie. Même si l’acte le plus important demeure évidemment la collectivisation forcée. En effet, cette collectivisation n’a pas seulement offert à l’État de la terre agricole à utiliser d’une façon plus efficace et à son propre bénéfice, ni un prolétariat rural dont le salaire ne recouvrait pas la valeur produite par le travail effectué – d’où aussi les retraites quasiment nulles des paysans coopérateurs avant et après 1990, corrigées seulement par une loi votée en 2009 ! –, mais aussi l’armée industrielle, bon marchée et nombreuse, que le déracinement poussait automatiquement vers la ville et ses usines. En ce sens, la disparition sociale – et bien sûr culturelle – de la paysannerie roumaine a une explication tout simplement capitaliste. Elle a signifié l’apparition – nullement ex nihilo – d’une force de travail mise à la disposition du capital d’État par la séparation de ses moyens productifs initiaux.
D’ailleurs, ce destin des paysans n’a pas été un trait spécifique de la Roumanie communiste. Pensons d’abord au cas classique dont Marx s’est occupé à la fin du premier volume du Capital : la paysannerie anglaise du XVIIe siècle. Son expropriation, faite dans les formes les plus diverses (de l’émancipation du servage qui la privait en même temps de terre, jusqu’à la dépossession de l’usufruit des terrains communaux, enclosures), avait été à l’origine de l’accumulation primitive de capital et de la « libération » d’une force de travail dans l’Angleterre du début de sa modernité. Ainsi on avait le premier moment du schéma classique de l’expropriation – par l’impôt, l’intérêt et une plus rigoureuse (lire « plus bourgeoise ») codification du droit de propriété immobilière – qui s’appliqua avec la rigueur que l’on sait à la paysannerie indienne pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Celle-ci, sans se transformer, il est vrai, en un prolétariat industriel, mais seulement en travailleurs agricoles, a soutenu néanmoins, par un travail similaire à celui effectué plus tard dans les camps de concentration européens, le déficit commercial de l’Angleterre qu’elle a financé en compensant les pertes anglaises face à l’ascension industrielle de l’Allemagne et des États-Unis. Et cela en organisant la surexploitation et la précarité par de millions de vies.
En conséquence, celui qui tient compte des méthodes violentes de la collectivisation roumaine, des intimidations des autorités, de l’emploie des forces armées, ainsi que de la résistance armée des paysans – une vraie lutte de classe, mais à l’inverse de ce que pensaient les communistes –, ne doit pas négliger la raison pour laquelle toutes ces choses se sont produites. Car, si le paysan roumain devait disparaître d’une manière plus ou moins forcée, c’est parce que cette destinalité est le cours même de la modernité, d’abord dans les métropoles, ensuite dans les colonies : le capital et surtout ses détenteurs n’ayant que faire de petits propriétaires agricoles, autosuffisants sur leur terres.
D’autre part, un autre ingrédient du socialisme roumain a été la concentration excessive de capital qui, jusqu’à un certain point, a été décisive dans le processus de développement. Car une simple réunion de capitaux peut mener à une augmentation plus qu’arithmétique d’une même puissance productive. Dans le cas du capitalisme libéral, cette concentration se fait avec le temps, elle est le résultat inévitable de la concurrence et s’achève par l’apparition de grands monopoles, même si, dans les moments de crise, le nombre plus grand des faillites précipite le phénomène. Ce que le socialisme réel s’est empressé lui aussi à faire ce fut la nationalisation des capitaux privés déjà existants et leur conservation en une seule main, transformant l’État non seulement dans un unique, mais aussi en un très puissant capitaliste, moteur du développement économique.
Voilà pourquoi le coup donné à la bourgeoisie libérale – en Roumanie, comme partout en Europe de l’Est – a confisqué et non supprimé le capital de celle-ci. En conséquence de quoi, il n’a pas vraiment émancipé le travail. Au contraire, avec l’apparition d’une colossale « propriété d’État », les plus importantes formes d’exploitation déjà décrites par Marx dans le Capital se sont reproduites en un tout semblable, comme l’a montré, par exemple, la révolte du 15 novembre 1987 des ouvriers des usines de camions Le Drapeau Rouge de Brasov, dont les causes et les circonstances méritent, fût-ce brièvement, d’être rappelées.
A ce moment de novembre 1987, on retrouve trois des mécanismes qui, selon Marx, servent à l’obtention de la plus-value, et qui, précisément, ont conduit aussi à l’émeute. Tout d’abord il s’agit de la diminution du salaire sans une diminution correspondante du temps de travail : les ouvriers de Brasov venaient d’être informés que, dans le mois courant, ils ne recevraient qu’un peu plus de la moitié de leur salaire habituel. Ensuite, il y eut un accroissement du temps de travail sans augmentation salariale, car, à cette époque-là, on commençait à travailler toute la semaine, sans journées libres, c’est pourquoi la révolte eut lieu le dimanche, quand aller travailler à l’usine n’avait sûrement rien de très glorieux. Et enfin, il y eut encore du travail supplémentaire à effectuer dans les équipes des 3x8, qui accroissait l’efficacité de la production et donc le profit, sans qu’il se traduisît par une augmentation de salaire. Or, cette dernière situation a facilité aussi – de même que deux ans plus tard, le 22 décembre 1989 – la coagulation de la manifestation par la rencontre le matin, dans la cour de l’usine, des deux équipes d’ouvriers, celle de nuit et celle de jour se croisant, transformées soudain en une masse critique de protestataires.
Le caractère capitaliste du régime communiste commença donc à être de plus en plus évident. Toutefois, la réaction des ouvriers à ce phénomène a été en général confuse. Elle partait du sentiment, limpide pour tout le monde, que la propriété appartenait exclusivement à l’État, et nullement à « tout le peuple ». En revanche, ce qu’il fallait faire pour récupérer cette propriété aliénée était très confus et obscur. A certains égards, le processus de privatisation et la grande braderie de la propriété d’État réalisée après 1989 sont nés de cette confusion même. On peut donc regarder ces phénomènes comme une forme de réappropriation sociale. Certes, une réappropriation sauvage, si elle n’avait pas été par ailleurs aussi utopique. Rappelons-nous, par exemple, dès le début des années 1990 en Roumanie, les célèbres coupons grâce auxquels on espérait transmettre le patrimoine des entreprises d’État aux mains des ouvriers. Or, le seul transfert réussi fut probablement celui des appartements des HLM communistes, lequel a permis néanmoins à la Roumanie de se vanter d’avoir en Europe un si haut pourcentage de propriétaires de logement. Au reste, cette réappropriation a séparé encore une fois les ouvriers de leurs usines, et transformées du capital d’État en capital privé, mais un capital détenu, le plus souvent, par les anciens administrateurs et directeurs des entreprises socialistes, devenus des capitalistes avec la complicité même des ouvriers, auxquels, dans une première phase, on a permis de voler plus facilement dans les usines où ils travaillaient, car ils le faisaient aux côtés de leurs chefs. Cela fut, disais-je, une forme de réappropriation du capital qui existait aussi avant 1989, sauf que maintenant, si les ouvriers pouvaient voler plus tranquillement, les matières premières, les marchandises fabriquées dans l’entreprise, les directeurs, moins attentifs aux marchandises, s’appropriaient des bâtiments ou des machines qui les produisaient. Un vol sans doute disproportionné qui a séparé plus encore les classes sociales.
Enfin, je ne peux pas ne pas rapporter l’inadéquation entre la production et les besoins sociaux dans le monde soi-disant communiste. Combien de poésies n’ont pas été écrites autour des X tonnes d’acier par tête d’habitant réalisées en Roumanie chaque année ! Des tonnes dont le même habitant ne savait pourtant pas très bien quoi faire étant donné qu’elles engloutissaient la lumière et la chaleur de son appartement, et à la production desquelles c’était toujours lui qui travaillait. Et cela sans comprendre clairement que cette inadéquation était elle aussi le signe d’une économie capitaliste.
Dans le capitalisme libéral, il est vrai qu’un tel dérèglement est visible surtout aux moments des crises. Alors, tout à coup, apparaît et se dévoile le fait que des branches entières de l’économie ont tourné des années et des années dans le vide, comme si elles voulaient se dépasser les unes les autres. Bien que la concurrence dans la fabrication des marchandises industrielles, commerciales, financières ne soit pas une illusion, elles sont soit inutiles socialement – c’est-à-dire dépourvues de la valeur immense qu’elles semblaient avoir il y a peu de temps –, soit trop chères socialement – et donc trop peu nombreuses par rapport aux besoins existants. Et cela bien que la plus grande partie de la société n’en fut pas marginalisée, au contraire, pour les produire elle y a travaillé avec assiduité.
Et si la différence entre la valeur d’échange et la valeur d’usage des marchandises propre au capitalisme libéral, semblait absente du socialisme réel, cela ne signifiait pas qu’en son essence la situation ne fut pas identique. Car l’autonomie presque totale de la valeur d’échange qui explique les dérèglements du monde libéral – en engendrant les bulles spéculatives industrielles et financières dont la dernière crise a commencé peut-être à nous apprendre quelque chose –, est possible seulement à cause de l’autonomie du capital et de sa séparation de la force de travail. Un phénomène aussi présent, comme ce que je viens de le montrer, dans le capitalisme d’État où il y avait la même transcendance d’un flux économique, organisé et dirigé au-dessus de la tête des simples mortels. Un flux qui consommait donc le travail sans satisfaire les besoins croissants liés à l’urbanisation massive du pays et prenait la forme d’un patrimoine qui s’accroissait en appauvrissant les gens, même s’il nourrissait la volupté – identique en cela chez les actionnaires d’une compagnie privée et les dirigeants communistes – de la multiplication décuplée, centuplée, des chiffres de la production. Or celui qui pense que ces chiffres étaient totalement faux se trompe, ils reflétaient seulement l’augmentation d’un capital, et non pas son utilité.
V. La Révolution de 1989 n’a pas compromis le socialisme. Elle nous a montré en revanche où peut conduire l’excès de capitalisme
En conclusion, je dirais que les nostalgiques de l’époque communiste – ceux qui regrettent sa vigueur et ses réalisations, notamment s’ils les comparent aux investissements productifs quasi inexistants des années qui suivirent 1989 – se trompent dans la même mesure que ses critiques libéraux qui dénoncent la pauvreté et le travail forcé du communisme. D’abord, parce que chacun de ses deux discours, quoique vrai, n’est pas complet. Ensuite, parce qu’en l’appelant – en bien ou en mal – socialiste, ils ignorent son noyau capitaliste ; c’est là, par ailleurs, le propre du capitalisme : un développement impossible sans exploitation et une exploitation inconcevable sans développement. Ou, dans notre cas, il s’agit d’un hypercapitalisme, si l’on tient compte, ainsi que je l’ai déjà rappelé, du monopole exercé par l’État et de la violence historique des transformations qui, du moins dans l’Ouest de l’Europe, n’ont pas été seulement plus lentes, mais aussi plus faciles à supporter, étant donnée les ressources des colonies qui soutenaient parfois intensément le développement.
Par conséquent, en revenant à la Révolution roumaine, j’affirmerai qu’elle n’a pas infirmé, mais plutôt confirmé les espoirs marxistes. En prouvant que la perte de plus-value peut devenir insupportable même pour une population pour laquelle la même plus-value – par le développement qu’elle a permis – apporta, par ailleurs, des bénéfices importants en l’émancipant de son ancienne condition. Et c’est peut-être pour cela, du fait de cette émancipation même, que l’insupportabilité du régime en fut intensifiée. Car la possibilité d’un travail urbain et moderne, capable d’assurer une vie meilleure par rapport à ce qui avait été la rigueur du passé rural, fut la principale acquisition des gens vivant sous le communisme ; de même que la prétention à une existence à la hauteur de ce travail accompli dans les nouvelles conditions, a, d’autre part, engendré la révolte. Voilà donc exactement à quoi Marx pensait quand il affirmait où doit arriver un système de production capitaliste.
Certes, la Révolution roumaine n’a pas réussi complètement. En réalité, dans ses intentions profondes et muettes elle n’a pas réussi du tout, étant donné que son ridicule et son drame – non compris par elle-même en tant que drame ridicule – ont été de se soulever contre le capitalisme d’État pour le remplacer par un capitalisme libéral-privé. Une équivoque, peut-être pas si douloureuse en Roumanie que dans le reste de l’Europe orientale, et notamment en Pologne où le mouvement ouvrier avait été incomparablement plus puissant et décidé. Une équivoque qui nous avertit des obstacles – surtout subjectifs – qui se présentent et s’opposent en général à une révolution radicale en l’absence d’une conscience de classe articulée, en ce que la dépolitisation des sociétés communistes, la transformation du marxisme en simple verbiage, et, last but not least, le changement dans les années 1965-89 d’une partie du prolétariat en classe moyenne (identiques aux classes moyennes occidentales), y ont fortement contribué.
Voilà pourquoi la Révolution de décembre 1989 a été – partout dans l’Est européen – trop provinciale et aveugle, trop facile à voler ou à détourner. Même si une partie de la faute – non encore assumée, quoique sa pesanteur commence à se faire sentir maintenant – appartient aussi à l’Occident. Celui qui, en 1989, regardait passivement les changements à l’Est, sans se poser le problème de sa propre transformation à l’Ouest, de sa propre révolution, et qui, content de se voir propulsé soudain en modèle absolu, a suspendu toute imagination historique, comme s’il voulait pérenniser non seulement ses structures politiques – du type UE ou OTAN –, mais aussi sociales et économiques du temps de la guerre froide.
Il y a, par conséquent, une désillusion concernant la Révolution en Roumanie, mais, elle ne serait pas possible sans le sentiment général qu’un moment fondamental a été alors raté quand une chose importante planait à ce moment dans l’air. Cette déception ne se confond d’ailleurs ni avec le désir nostalgique de retour au prétendu communisme, ni avec la frustration face au fonctionnement encore balkanique du capitalisme libéral. Sa référence n’est donc ni anté-, ni post-révolutionnaire. Au contraire, l’illusion qui l’accompagne doit être placée strictement dans ce qui semblait possible alors, fût-ce seulement pendant un seul instant : la Révolution.
Mais quelle a été cette virtualité ratée en 1989 quand le sujet social a réussi à se mobiliser politiquement plus que jamais dans l’histoire de la Roumanie ? Pourquoi n’appellerons-nous pas enfin une telle possibilité le socialisme ? Un socialisme au sens de Marx, bien entendu. Ou, inversement, pourquoi ne commencerions-nous point à repenser le socialisme en partant aussi de cette possibilité ?
Postscriptum : Je ne peux finir cet essai sans rappeler les noms de Bogdan Ghiu et de Gáspar Miklós Támas. Sans qu’ils le sachent, je me suis senti très proche d’eux, car quelques unes des idées exprimées dans cet article leur sont redevables. Il s’agit plus précisément dans le numéro 12/2009 de la revue Apostrof (Cluj) d’un texte de Bogdan Ghiu qui portait le titre Wall Fall Street et invoquait à son tour une possibilité non consumée en 1989 nommée démocratie sans capitalisme, pour en voir sa réalisation partielle dans le modèle postcommuniste de Berlin-Est. À G. M. Támás je suis redevable de ce qu’il déclarait dans une interview publiée le 8 décembre 2009 dans la revue 22 (Bucarest), où il déplorait le fait que, pour les intellectuels roumains, la Révolution de décembre 1989 n’est pas devenue un mythe fondateur, capable d’inspirer, en raison de son arrière-plan populaire, des actions politiques plus radicales, comme probablement elle l’aurait pu faire.
* Gabriel Chindea, est maître-assistant de philosophie à l’Université de Cluj. Spécialiste de philosophie antique et de scolastique médiévale. Après une thèse sur Plotin passée à l’Université de Paris I sous la direction de Rémi Brague, il a traduit en roumain plusieurs traités des Énnéades plotiniennes et Les questions disputées de l'âme de Saint Thomas. En tant qu’analyste de la Roumanie et de l’Europe de l’Est postcommuniste, il a collaboré au volume collectif (sous la direction de Bruno Drweski et Claude Karnoouh…) La Grande Braderie à l’Est (Le Temps des Cerises, Aubervilliers-Paris, 2004) avec un essai intitulé, « Ce que le postcommunisme n’est pas » (pp. 289-307), et au volume Genalogies of Postcomunism (Idea, Cluj, 2010) avec un essai intitulé, « Post-socialism and Postmodernity – an impossible equivalence » (139-147).
Ce texte est paru d’abord en roumain dans la livraison du 18 janvier 2010 de la revue Cultura (Bucarest). La présente version française (que nous publions en accord avec Cultura), est l’œuvre de l’auteur, la rédaction y a seulement ajouté quelques notes afin d’offrir les précisions nécessaires à l’intelligence des références historiques implicites pour des lecteurs peu familiers avec les décours de l’histoire roumaine.