Le plan de Staline pour conquérir
l'Europe
Comment l'Union Soviétique «perdit»
la 2ème Guerre Mondiale
Poslednyaya Respublika («La dernière
république»), par Viktor Suvorov (Vladimir Rezun). Moscou : TKO
ACT, 1996. 470 pages. Couverture cartonnée. Photographies.
Un commentaire de Daniel W. Michaels.
Il y a maintenant plusieurs années de
cela, un ancien officier du renseignement militaire soviétique nommé
Vladimir Rezun provoqua de vives discussions en Russie à cause de
son affirmation sensationnelle, selon laquelle Hitler a attaqué la
Russie soviétique en juin 1941, au moment exact où Staline se
préparait à submerger l'Allemagne et l'Europe de l'Ouest, en
prélude à une opération bien préparée, visant à «libérer»
toute l'Europe en la mettant sous domination communiste.
Ecrivant sous le nom de plume de Viktor
Suvorov, Rezun a développé cette thèse dans trois livres. Le
Brise-glace (qui a été traduit en anglais et en français [1989] )
et Dni M («M-Day») ont été présentés dans leJournal of
Historical Review, nov-déc. 1997. Le troisième livre, présenté
ici, est un ouvrage de 470 pages, «La dernière république :
pourquoi l'Union Soviétique perdit la Seconde Guerre Mondiale»,
publié à Moscou en 1996.
Suvorov présente une abondance de
preuves, montrant que quand Hitler déclencha son «Opération
Barbarossa» contre la Russie Soviétique le 22 juin 1941, les forces
allemandes purent infliger d'énormes pertes aux Soviétiques
précisément parce que les troupes russes étaient très bien
préparées pour la guerre -- mais pour une guerre d'agression qui
fut programmée pour le début de juillet -- et pas pour la guerre
défensive qui leur fut imposée par l'attaque préventive de
Hitler.
Dans le Brise-glace, Suvorov détaille
le déploiement des forces soviétiques en juin 1941, décrivant
exactement de quelle manière Staline amassa de vastes quantités de
troupes et de stocks d'armements le long de la frontière européenne,
pas pour défendre la patrie soviétique, mais en préparation d'une
attaque vers l'ouest et de batailles décisives en territoire
ennemi.
Ainsi, quand les forces allemandes
frappèrent, le gros des forces russes, terrestres et aériennes,
étaient concentrées le long des frontières ouest de l'URSS, en
face des pays européens contigus, particulièrement le Reich
allemand et la Roumanie, prêtes pour l'assaut final contre
l'Europe.
Dans son second livre sur les origines
de la guerre,M-Day («Jour de mobilisation»), Suvorov décrit
comment, entre la fin de 1939 et l'été de 1941, Staline construisit
méthodiquement et systématiquement la force militaire la mieux
armée, la plus puissante dans le monde -- véritablement la première
superpuissance du monde -- pour sa future conquête de l'Europe.
Suvorov explique comment la conversion drastique de l'économie du
pays pour la guerre, voulue par Staline, rendait la guerre réellement
inévitable. [Image: Dès la mi-juin 1941, d'énormes forces de
l'Armée Rouge étaient concentrées sur la frontière ouest de
l'URSS, prêtes pour une attaque dévastatrice contre l'Europe. Ce
diagramme parut dans l'édition en langue anglaise du magazine
allemand Signal.]
Une Union Soviétique Mondiale
Dans La dernière république, Suvorov
ajoute d'autres preuves à celles présentées dans ses deux livres
précédents, pour appuyer son affirmation selon laquelle Staline se
préparait à une guerre d'agression, en soulignant les motivations
idéologiques des actions du dirigeant soviétique. Le titre fait
allusion au malheureux pays qui devait être incorporé en tant que
«République finale» dans «l'Union des Républiques Socialistes
Soviétiques» mondiale, complétant ainsi le révolution
prolétarienne mondiale.
Comme l'explique Suvorov, ce plan était
entièrement en accord avec la doctrine marxiste-léniniste, ainsi
qu'avec la politique de Lénine dans les premières années du régime
soviétique. L'historien russe argue de manière convaincante que ce
ne fut pas Léon Trotsky (Bronstein), mais plutôt Staline, son moins
flamboyant rival, qui fut réellement le fidèle disciple de Lénine
pour la poursuite de la Révolution Communiste Mondiale. Trotsky
insistait sur la doctrine de la «révolution permanente», par
laquelle le jeune Etat soviétique aiderait à fomenter des
soulèvements et des révolutions ouvrières à l'intérieur des pays
capitalistes.
A la place de cela, Staline voulait que
le régime soviétique tire avantage «d'armistices» occasionnels
dans la lutte mondiale pour consolider la force militaire soviétique,
afin qu'au bon moment des forces soviétiques plus importantes et
mieux armées puissent frapper en Europe du Centre et de l'Ouest,
ajoutant de nouvelles républiques soviétiques quand cette force
écrasante se mettrait en marche à travers le continent. Après la
consolidation réussie et la soviétisation de toute l'Europe, l'URSS
renforcée serait prête à imposer le pouvoir soviétique à tout le
globe.
Comme le montre Suvorov, Staline
comprit très bien que s'ils avaient le choix, les peuples des pays
avancés de l'Occident ne choisiraient jamais volontairement le
communisme. Il serait donc nécessaire de l'imposer par la force.
Staline décida alors que son plan audacieux ne pouvait être réalisé
que par une guerre mondiale.
Une preuve d'importance décisive à
cet égard est le discours de Staline du 19 août 1939, récemment
retrouvé dans les archives soviétiques (cité en partie dans
Journal of Historical Review de nov-déc. 1997, p. 32-33). Dans ce
discours, l'héritier de Lénine déclare:
L'expérience des vingt dernières
années a montré qu'en temps de paix le mouvement communiste n'est
jamais suffisamment fort pour prendre le pouvoir. La dictature d'un
tel parti deviendra possible seulement en résultat d'une guerre
majeure
Plus tard, tous les pays qui avaient
accepté la protection de l'Allemagne renaissante deviendront aussi
nos alliés. Nous aurons un large champ d'action pour développer la
révolution mondiale.
De plus, et comme les théoriciens
soviétiques l'ont toujours affirmé, le communisme ne pourrait
jamais coexister pacifiquement sur le long terme avec d'autres
systèmes socio-politiques. En conséquence, la domination communiste
devrait inévitablement être imposée au monde. Ce but de
«révolution mondiale» était tellement consubstantiel à la nature
et au développement du «premier Etat des travailleurs» qu'il fut
un trait cardinal du programme soviétique, même avant que Hitler et
son mouvement national-socialiste arrive au pouvoir en Allemagne en
1933.
Staline voulait frapper au moment et à
l'endroit de son choix. A cette fin, le développement soviétique
des systèmes d'armes offensives les plus avancées, principalement
les blindés, les avions, et les forces aéroportées, avait déjà
commencé au début des années 30. Pour assurer le succès de son
audacieuse entreprise, Staline ordonna à la fin de 1939 de
construire une puissante machine de guerre qui serait supérieure en
quantité et en qualité à toutes les forces d'opposition possibles.
Son premier ordre secret pour la mobilisation militaro-industrielle
totale du pays fut émis en août 1939. Un second ordre de
mobilisation totale, cette fois-ci pour la mobilisation militaire,
devait être émis le jour où la guerre commencerait.
Déception
L'attaque allemande «Barbarossa»
anéantit le plan bien établi de Staline pour «libérer» toute
l'Europe. Dans ce sens, affirme Suvorov, Staline «perdit» la 2ème
Guerre Mondiale. Le dirigeant soviétique ne pouvait considérer que
comme une déception d'avoir «seulement» vaincu l'Allemagne et
conquis l'Europe de l'Est et du Centre.
14 jours qui sauvèrent l'Occident
«Nombre d'indices tendent à prouver
que la date fixée par Staline pour l'opération «Orage» était le
6 juillet 1941.» (Viktor Suvorov, Le Brise-glace)
«Le commandement fasciste allemand
réussit, deux semaines avant la guerre, à devancer nos troupes.»
(Général S.P. Ivanov)
«Hitler ne savait pas tout, mais il en
savait assez: s'il n'attaquait pas, l'autre attaquerait. (...) Hitler
reniflait ce danger. (...) C'était une question de vie ou de mort.»
(Léon Degrelle, Persiste et signe)
«Ma conviction profonde est que si le
Führer ne nous avait pas donné l'ordre d'attaquer à ce moment-là,
les Etats européens et la plupart des sociétés humaines seraient à
présent bolchevisés.» (Otto Skorzeny, La guerre inconnue)
«... la puissance russe menaçante,
ayant ses têtes de pont préparées sur la Baltique et sur la mer
Noire, n'attendait qu'une occasion, c'est-à-dire le moment où
l'armée allemande serait suffisament occupée par les puissances
occidentales, pour que le front oriental soit ouvert à une attaque
massive à laquelle l'Allemagne ne serait pas en mesure de résister.»
(Sven Hedin,L'Amérique dans la lutte des continents)
«Staline préparait la guerre dans
tous les domaines, en partant de délais qu'il avait fixé lui-même.
Hitler déjoua ses calculs.» (Amiral N.G. Kouznetsov)
Selon Suvorov, Staline trahit sa
déception de plusieurs manières après la fin de la guerre.
D'abord, il laissa le maréchal Joukov conduire le défilé de la
victoire en 1945, au lieu de le faire lui-même -- lui, le Commandant
suprême. Deuxièmement, aucun défilé officiel de la victoire du 9
mai ne fut même autorisé jusqu'à la mort de Staline en 1953.
Troisièmement, Staline ne porta jamais aucune des médailles qu'il
avait obtenues après la fin de la 2ème Guerre Mondiale.
Quatrièmement, un jour, dans un moment de dépression, il exprima
aux membres de son entourage proche son désir de se retirer [du
pouvoir] maintenant que la guerre était finie. Cinquièmement, et
c'est peut-être le plus révélateur, Staline abandonna le projet,
prévu de longue date, du Palais des Soviets.
Un monument inachevé
L'énorme Palais des Soviets, approuvé
par le gouvernement soviétique au début des années 30, devait
faire 418 mètres de haut, surmonté par une statue de Lénine de 100
mètres de hauteur -- plus haut que l'Empire State Building de New
York. Il devait être construit sur le site de l'ancienne Cathédrale
du Christ Sauveur. Sur l'ordre de Staline, ce magnifique symbole de
la vieille Russie fut rasé en 1931 -- un acte par lequel les
dirigeants communistes voulaient effacer symboliquement l'âme de la
vieille Russie pour faire place au monument central de l'URSS
mondiale.
Toutes les «républiques socialistes»
du monde, y compris la «dernière république», devaient être
représentées dans le Palais. Le hall principal de ce sanctuaire
séculier devait être décoré avec le texte du serment que Staline
avait fait en termes quasi-religieux lors des funérailles de Lénine.
Il comportait ces paroles : «Lorsqu'il nous quitta, le Camarade
Lénine nous légua la responsabilité de renforcer et de développer
l'Union des Républiques Socialistes. Nous te jurons, Camarade
Lénine, que nous nous acquitterons honorablement de tes
commandements sacrés.»
Cependant, seules les premières
fondations de ce grandiose monument furent achevées, et pendant les
années 90, après l'effondrement de l'URSS, la Cathédrale du Christ
Sauveur fut soigneusement reconstruite sur le site.
La version officielle
Pendant des décennies, la version
officielle du conflit germano-soviétique de 1941-45, soutenue par
les historiens de l'establishment, à la fois en Russie et en
Occident, fut à peu près cela:
Hitler déclencha une attaque «éclair»
par surprise contre l'Union Soviétique tristement mal-préparée,
ridiculisant son chef, le naïf et confiant Staline. Le Führer
allemand fut conduit vers l'Orient primitif par la convoitise pour
«l'espace vital» et les ressources naturelles, et par sa
détermination longuement remâchée de détruire le «communisme
juif» une fois pour toutes. Dans son attaque traîtresse, qui était
une étape importante de la folle campagne de Hitler pour la
«conquête du monde», les agresseurs «nazis» ou «fascistes»
submergèrent d'abord toute résistance grâce à leur prépondérance
en chars et en avions modernes.
Cette vison des choses, qui fut
affirmée par les juges Alliés au Tribunal de Nuremberg après la
guerre, est encore largement acceptée, à la fois en Russie et aux
Etats-Unis. En Russie aujourd'hui, la plus grande partie du public
(et pas seulement ceux qui sont nostalgiques de l'ancien régime
soviétique) accepte cette version «politiquement correcte». En
effet, elle «explique» les énormes pertes de l'Union Soviétique
en hommes et en matériel pendant la 2ème Guerre Mondiale.
Condamné depuis le début
Contrairement à la version officielle
selon laquelle l'Union Soviétique n'était pas préparée pour la
guerre en juin 1941, en réalité, souligne Suvorov, c'était les
Allemands qui n'étaient pas vraiment préparés. Le plan allemand
«Barbarossa», hâtivement mis au point, qui visait à une victoire
éclair en cinq ou six mois avec des forces numériquement
inférieures, avançant en trois larges poussées, était condamné
depuis le début.
De plus, note Suvorov, l'Allemagne
manquait des matières premières (incluant le pétrole) essentielles
pour soutenir une guerre prolongée d'une telle dimension.
Une autre raison du manque de
préparation de l'Allemagne, affirme Suvorov, était que ses chefs
militaires avaient sérieusement sous-estimé la performance des
forces soviétiques pendant la «Guerre d'Hiver» contre la Finlande
en 1939-40. Elles combattirent, il faut le souligner, dans des
conditions extrêmement sévères d'hiver -- températures de -40 et
des épaisseurs de neige de plus d'un mètre -- contre les
fortifications et les installations enterrées, bien conçues et
renforcées de la «Ligne Mannerheim» de la Finlande. En dépit de
cela, on l'oublie souvent, l'Armée Rouge contraignit finalement les
Finlandais à un humiliant armistice.
C'est toujours une erreur, souligne
Suvorov, de sous-estimer son ennemi. Mais Hitler fit cette faute de
calcul décisive. En 1943, après que le cours de la guerre ait
tourné contre l'Allemagne, il reconnut son jugement erroné des
forces soviétiques, deux années plus tôt.
Disparité des chars
Pour prouver que c'était Staline, et
pas Hitler, qui était réellement préparé pour la guerre, Suvorov
compare l'armement allemand et soviétique au milieu de 1941, avec
une attention particulière pour les systèmes d'armes offensifs,
d'importance décisive: les chars et les forces aéroportées. C'est
un axiome généralement accepté en science militaire, que les
forces attaquantes doivent avoir une supériorité numérique de
trois contre un. Cependant, comme l'explique Suvorov, quand les
Allemands frappèrent au matin du 22 juin 1941, ils attaquèrent avec
un total de 3 350 chars, alors que les défenseurs soviétiques
avaient un total de 24 000 chars -- ce qui veut dire que Staline
avait sept fois plus de chars que Hitler, ou vingt et une fois plus
de chars que ce qui aurait été considéré comme suffisant pour une
défense adéquate. De plus, souligne Suvorov, les chars soviétiques
étaient supérieurs dans tous les aspects techniques, incluant la
puissance de feu, l'autonomie et le blindage.
Tel qu'il était, le développement
soviétique de la production de chars lourds avait déjà commencé
au début des années 30. Par exemple, dès 1933 les Soviétiques
étaient déjà passés à la production en série, et livraient à
leurs forces le modèle T-35, un char lourd de 45 tonnes avec 3
canons, 6 mitrailleuses, et 30mm de blindage. Par contre, les
Allemands commencèrent le développement et la production d'un char
de 45 tonnes comparable [ce furent le «Tiger» et le «Panther»,
NDT] seulement après que la guerre ait commencé à la mi-1941.
En 1939 les Soviétiques avaient déjà
ajouté trois modèles de chars lourds à leur arsenal. De plus, les
Soviétiques concevaient leurs chars avec de plus larges chenilles,
et les équipaient avec des moteurs Diesel (qui étaient moins
inflammables que ceux utilisant des carburateurs conventionnels). En
outre, les chars soviétiques étaient construits avec le moteur et
la direction à l'arrière, améliorant ainsi l'efficacité générale
et la vision de l'équipage. Les chars allemands avaient une
conception moins efficace, avec le moteur à l'arrière et la
direction dans la partie avant.
Quand le conflit commença en juin
1941, montre Suvorov, l'Allemagne n'avait pas du tout de chars
lourds, seulement 309 chars moyens, et juste 2 668 chars légers,
inférieurs. Pour leur part, les Soviétiques au début de la guerre
avaient à leur disposition des chars qui n'étaient pas seulement
plus lourds mais de meilleure qualité.
A ce sujet, Suvorov cite les souvenirs
du général allemand des blindés Heinz Guderian, qui écrivit dans
ses mémoires Chef de Panzers(1952/1996, p. 143) :
Au printemps de 1941, Hitler avait
spécialement ordonné qu'une commission militaire russe puisse
visiter nos usines et nos écoles de blindés; dans cet ordre il
avait insisté pour que rien ne leur soit caché. Les officiers
russes en question refusèrent toujours de croire que le Panzer IV
était en fait notre char le plus lourd. Ils dirent toujours que nous
devions leur cacher nos nouveaux modèles, et se plaignirent en
disant que nous n'appliquions pas l'ordre d'Hitler de tout leur
montrer. La commission militaire insista tellement sur ce point que
finalement nos responsables des services concernés conclurent: «Il
semble que les Russes possèdent déjà des chars meilleurs et plus
lourds que les nôtres». Ce fut à la fin de juillet 1941 que le
T-34 apparut sur le front et l'énigme du nouveau modèle de char
russe fut résolue.
Suvorov cite un autre fait révélateur
extrait de l'Almanach de la 2ème Guerre Mondiale de Robert Goralski
(1982, p. 164). Le 24 juin 1941, juste deux jours après le début de
la guerre germano-soviétique:
Les Russes mirent en action leurs chars
géants Klim Vorochilov près de Raseiniai [Lithanie]. Des modèles
pesant 43 et 52 tonnes surprirent les Allemands, qui trouvèrent les
KV presque inarrêtables. L'un de ces chars russes reçut 70 coups
directs, mais aucun ne perça son blindage.
Bref, l'Allemagne attaqua le colosse
soviétique avec des chars qui étaient trop légers, trop peu
nombreux, et inférieurs en performances et en puissance de feu. Et
cette disparité perdura pendant toute la guerre. Pendant le seule
année 1942, les usines soviétiques produisirent 2 553 chars lourds,
pendant que les Allemands en produisaient juste 89. Même à la fin
de la guerre, le meilleur char au combat était le modèle soviétique
IS («Iosif Staline»).
Suvorov encourage sarcastiquement les
historiens militaires de l'establishment à étudier un livre sur les
chars soviétiques, par Igor P. Schmelev, publié en 1993 par la
«Hobby Book Publishing Company» à Moscou. Le travail d'un honnête
analyste militaire amateur tel que Schmelev, qui est sincèrement
intéressé et qui aime son travail et la vérité, dit Suvorov, est
souvent supérieur à celui d'un employé payé par le gouvernement.
Disparité des Forces Aériennes
La supériorité soviétique en forces
aéroportées était encore plus disproportionnée. Avant la guerre,
les bombardiers soviétiques DB-3f et SB ainsi que les TB-1 et TB-3
(dont Staline possédait environ un millier) avaient été modifiés
pour transporter aussi bien des parachutistes que des bombes. Vers la
mi-1941, les Soviétiques avaient entraîné des centaines de
milliers de parachutistes (Suvorov dit presque un million) en vue de
l'attaque planifiée contre l'Allemagne et l'Occident. Ces troupes
aéroportées devaient être déployées et lâchées derrière les
lignes ennemies en plusieurs vagues, chaque vague étant formée de
cinq corps d'armée aéroportés (VDKs), chaque corps comptant 10 419
hommes incluant un état-major et des services, une division
d'artillerie, et un bataillon de chars autonome (50 chars). Suvorov
donne la liste des commandants et des bases des deux premières
vagues, ou dix corps. Les secondes et troisièmes vagues comportaient
des troupes parlant français et espagnol.
Comme l'attaque allemande empêcha ces
troupes hautement entraînées d'être utilisées comme prévu,
Staline les convertit en «Divisions de la Garde», qu'il utilisa
comme des réserves et des «pompiers» pour les situations
d'urgence, tout comme Hitler utilisa souvent les unités de Waffen
SS.
Cartes et manuels
Pour appuyer sa thèse principale,
Suvorov cite des données supplémentaires qui n'étaient pas
mentionnées dans ses deux premiers ouvrages sur ce sujet.
Premièrement, à la veille du début de la guerre de 1941, les
forces soviétiques avaient reçu des cartes topographiques seulement
pour les zones de la frontière et pour l'Europe; elles ne reçurent
pas de cartes du territoire ou des villes soviétiques, parce que la
guerre ne devait pas être menée sur le territoire national. Le Chef
du Service Topographique militaire de l'époque, et donc responsable
de la distribution des cartes militaires, le major-général
Kudryatsev, ne fut pas sanctionné ni même limogé pour avoir manqué
à fournir des cartes du territoire national, mais continua à mener
une longue et brillante carrière militaire. De même, le Chef
d'Etat-major, le général Joukov, ne fut jamais tenu pour
responsable de la débâcle des premiers mois de la guerre. Aucun des
principaux commandants militaires ne pouvait être tenu pour
responsable, souligne Suvorov, parce qu'ils avaient tous suivi à la
lettre les ordres de Staline.
Deuxièmement, au début de juin 1941,
les forces soviétiques reçurent des milliers d'exemplaires d'un
manuel russo-allemand, avec des sections consacrées à des
opérations militaires offensives, telles que s'emparer de gares de
chemin de fer, orienter des parachutistes, et ainsi de suite, et des
expressions [en langues étrangères] utiles comme «arrêtez de
transmettre ou je tire». Ce manuel fut imprimé en grand nombre par
les imprimeries militaires de Léningrad et de Moscou. Cependant, ils
n'atteignirent jamais les troupes sur les lignes de front, et on dit
qu'elles furent détruites pendant la phase du début de la guerre.
L'aide des Etats-Unis «neutres»
Comme le note Suvorov, les Etats-Unis
avaient fourni du matériel militaire depuis les années 30. Il cite
l'étude de A.C. Sutton, National Suicide (Arlington House, 1973),
qui relate qu'en 1938 le président Roosevelt conclut un accord
secret avec l'URSS pour échanger des informations militaires. Pour
le public américain, cependant, Roosevelt annonça la mise en place
d'un «embargo moral» contre la Russie soviétique.
Pendant les mois précédent l'entrée
en guerre formelle de l'Amérique dans la guerre (décembre 1941),
les navires de guerre des Etats-Unis, officiellement neutres, étaient
déjà en guerre dans l'Atlantique contre les forces navales
allemandes (Voir La Flotte de Mr Roosevelt: la guerre privée de la
Flotte US de l'Atlantique, 1939-42 par Patrick Abbazia [Annapolis:
Naval Institute Press, 1975] ). Et deux jours après le déclenchement
de «Barbarossa», Roosevelt annonça une aide des Etats-Unis à la
Russie Soviétique dans sa guerre de survie contre l'Axe. Ainsi, au
début de l'opération «Barbarossa», Hitler écrivit une lettre à
Mussolini: «En ce moment cela ne fait aucune différence si
l'Amérique entre officiellement en guerre ou pas, elle soutient déjà
nos ennemis à fond, avec des livraisons massives de matériel de
guerre.»
De même, W. Churchill faisait tout ce
qui était en son pouvoir pendant les mois précédent juin 1941 --
alors que les forces britanniques subissaient défaite sur défaite
-- pour faire entrer à la fois les Etats-Unis et l'URSS dans la
guerre du côté britannique. En vérité, la coalition anti-Hitler
des «Trois Grands» (Staline, Roosevelt, Churchill) était
effectivement en place avant que l'Allemagne attaque la Russie, et
fut une raison majeure pour que Hitler se sentit obligé de frapper
la Russie soviétique, et de déclarer la guerre aux Etats-Unis cinq
mois plus tard. (Voir le discours d'Hitler du 11 décembre 1941,
publié dans le Journal of Historical Review, hiver 1988-89, p.
394-396, 402-412)
Les raisons de l'appui de F. Roosevelt
à Staline sont difficiles à établir. Le président Roosevelt
lui-même expliqua un jour à William Bullitt, son premier
ambassadeur en Russie soviétique: «Je pense que si je lui donne [à
Staline] tout ce que je peux, et que je ne demande rien en retour,
noblesse oblige, il ne tentera pas d'annexer quoi que ce soit, et
travaillera avec moi pour un monde de paix et de démocratie.» (Cité
dans Robert Nisbet, Roosevelt et Staline: l'idylle manquée, 1989, p.
6). Peut-être l'explication la plus exacte (et la plus gentille) de
l'attitude de Roosevelt est-elle une ignorance profonde, une
auto-intoxication ou de la naïveté. Selon l'opinion digne de
considération de George Kennan, historien et ancien diplomate
américain de haut rang, en politique étrangère Roosevelt était
«un homme superficiel, ignorant, dilettante, avec un horizon
intellectuel sévèrement limité.»
Un pari désespéré
Suvorov admet être fasciné par
Staline, l'appelant «un animal, un monstre sauvage et sanglant, mais
un génie de tous les temps et de tous les peuples». Il dirigea la
plus grande puissance militaire de la 2ème Guerre Mondiale, la force
qui, plus que toute autre, vainquit l'Allemagne. En particulier, dans
les années finales du conflit, il domina l'alliance militaire des
Alliés. Il dut considérer Roosevelt et Churchill avec mépris,
comme des «idiots utiles».
Au début de 1941, chacun admettait que
comme l'Allemagne était déjà engagée contre la Grande-Bretagne en
Afrique du Nord, en Méditerranée, et dans l'Atlantique, Hitler ne
pourrait jamais se permettre l'ouverture d'un second front à l'Est
(se rappelant la désastreuse expérience de la 1ère Guerre
Mondiale, il avait mis en garde dans Mein Kampf contre le danger
mortel d'une guerre sur deux fronts). C'est précisément parce qu'il
était sûr que Staline pensait que Hitler n'ouvrirait pas un second
front, soutient Suvorov, que le dirigeant allemand se sentit libre de
déclencher «Barbarossa». Cette attaque, insiste Suvorov, fut un
pari énorme et désespéré. Mais menacé par des forces soviétiques
supérieures, prêtes à submerger l'Allemagne et l'Europe, Hitler
n'avait guère d'autre choix que de déclencher cette attaque
préventive. [Toutes proportions gardées, on peut faire une
intéressante comparaison avec l'attaque israélienne de la Guerre
des Six Jours en 1967. Dans ce dernier cas, le caractère préventif
de l'attaque est admis sans difficulté par les historiens
«officiels», alors que dans le cas de «Barbarossa», il est
«politiquement incorrect» de le reconnaître, malgré l'évidence
de l'immense menace soviétique,imminente ou pas, NDT.]
Mais c'était trop peu, trop tard. En
dépit de l'avantage de frapper le premier, ce furent les Soviétiques
qui finalement l'emportèrent. Au printemps de 1945, les troupes de
l'Armée Rouge réussirent à hisser le drapeau rouge sur le bâtiment
du Reichstag à Berlin. C'est seulement grâce aux sacrifices des
forces allemandes et des forces de l'Axe que les troupes soviétiques
ne parvinrent pas à hisser le drapeau rouge sur Paris, Amsterdam,
Copenhague, Rome, Stockholm, et peut-être, Londres.
Le débat devient plus âpre
En dépit de la résistance des
historiens de «l'establishment» (qui en Russie sont souvent
d'anciens communistes), l'appui à la thèse de «l'attaque
préventive» de Suvorov est allé croissant, à la fois en Russie et
en Europe de l'Ouest. Parmi ceux qui sympathisent avec les vues de
Suvorov figurent de jeunes historiens russes comme Yuri L. Dyakov,
Tatiana S. Bushuyeva, et I. Pavlova (voir le JHR, nov-déc. 1997, p.
32-34).
Concernant l'histoire du 20ème siècle,
les historiens américains ont généralement l'esprit plus fermé
que leurs collègues d'Europe et de Russie. Mais même aux
Etats-Unis, il y a eu quelques voix pour appuyer la thèse de la
«guerre préventive» -- ce qui est du plus haut intérêt, sachant
que les livres de Suvorov sur la 2ème Guerre Mondiale, à
l'exception du «Brise-glace», n'ont pas été traduits en anglais
(l'une de ces voix est celle de l'historien Russell Stolfi,
professeur d'Histoire Européenne Moderne à la Naval Postgraduate
School à Monterey, Californie. Voir le compte-rendu de son livre
Hitler's Panzer East dans le JHR de nov-déc. 1995).
Toutes les réactions au travail de
Suvorov n'ont pas été positives, cependant. Il a aussi provoqué
des critiques et des répétitions des thèses officielles vieilles
de plusieurs décennies. Parmi les nouveaux défenseurs les plus
représentatifs de la ligne «orthodoxe», figurent les historiens
Gabriel Gorodetsky de l'Université de Tel-Aviv, et John Ericson de
l'Université d'Edinburgh.
Rejetant tous les arguments qui
pourraient justifier l'attaque allemande, Gorodetsky en particulier
critique et ridiculise les travaux de Suvorov, spécialement dans un
livre proprement intitulé «Le Mythe du Brise-glace». En fait,
Gorodetsky (et Ericson) attribue les pertes soviétiques à la
supposée impréparation de l'Armée Rouge pour la guerre. «Il est
absurde», écrit Gorodetsky, «de prétendre que Staline aurait
jamais conçu l'idée d'attaquer l'Allemagne, comme quelques
historiens allemands aiment aujourd'hui à le suggérer, pour pouvoir
au moyen d'une attaque-surprise, désorganiser l'attaque préventive
planifiée par l'Allemagne.»
Il n'est pas surprenant que Gorodetsky
ait reçu l'éloge des autorités du Kremlin et des chefs militaires
russes. De même, «l'establishment» allemand soutient l'historien
israélien. Aux frais des contribuables allemands, Gorodetsky a
travaillé et enseigné au Service de Recherche d'Histoire Militaire
(MGFA) allemand, semi-officiel, qui a publié en avril 1991 le livre
de Gorodetsky, Zwei Wege nach Moskau (Deux chemins pour Moscou).
Dans la «Dernière République»,
Suvorov répond à Gorodetsky et aux autres critiques de ses deux
premiers livres sur l'histoire de la 2ème Guerre Mondiale. Il est
particulièrement cinglant dans ses critiques du travail de
Gorodetsky, spécialement le «Mythe du Brise-glace».
Quelques critiques
Suvorov écrit de manière caustique,
sarcastique, et avec une grande acidité. Mais s'il a raison sur le
fond, comme le pense l'auteur de cet article, il a -- et nous aussi
-- parfaitement le droit d'être acerbe, ayant été trompé et
désinformé pendant des décennies.
Bien que Suvorov mérite notre
gratitude pour son importante dissection d'une légende historique,
son travail n'est pas sans défauts. D'une part, son éloge des
réalisations du complexe militaro-industriel soviétique, et de la
qualité des armements et de l'équipement militaire soviétique est
exagéré, voire dithyrambique. Il omet de signaler l'origine
occidentale d'une grande partie de l'armement et du matériel
soviétique. Les ingénieurs soviétiques ont eu un talent
particulier pour modifier avec succès, simplifier, et souvent
améliorer les modèles et les conceptions occidentaux. Par exemple,
le robuste moteur Diesel utilisé par les chars soviétiques était
basé sur un moteur d'avion allemand de BMW.
Une critique qui ne peut pas décemment
être faite à Suvorov serait son manque de patriotisme. Se rappelant
que les premières victimes du communisme furent les Russes, il fait
à juste titre une nette distinction entre le peuple russe et le
régime communiste qui le dominait. Il n'écrit pas seulement avec la
compétence d'un historien capable, mais en mémoire des millions de
Russes dont les vies furent gaspillées pour les plans malsains de
«révolution mondiale» de Lénine et de Staline.
Journal of Historical Review, 17/4
(Juillet-Août 1998), 30-37. Daniel W. Michaels est diplômé de
l'Université de Columbia (Phi Beta Kappa, 1954), étudiant dans le
cadre du programme Fulbright en Allemagne (1957), et récemment
retraité du Ministère américain de la Défense après 40 ans de
service.