sâmbătă, 6 februarie 2010

TROTSKI Léon (1910). Les intellectuels et le socialisme

TROTSKI Léon (1910) : Les intellectuels et le socialisme
Article de la revue « Sovremennyi Mir », septembre 1910
11 avril 2006 par eric
Article paru en septembre 1910 dans le mensuel russe de tendance marxiste, Sovremennyi Mir . Trotski, alors exilé en Autriche, réponds à la brochure Le socialisme et les intellectuels (Der Sozialismus und die Intellektuellen, Vienne, 1910, 72 p.) que venait de publier Max Adler (1873-1937), membre du Parti social-démocrate autrichien. A notre connaissance, cette brochure de Max Adler n’a pas été traduite en français. Notes : E.S.

Il y a une dizaine d’années, voire six ou sept ans, les partisans de l’école subjectiviste russe de sociologie (les socialistes-révolutionnaires) auraient pu, avec profit pour leur cause, utiliser la dernière brochure du philosophe autrichien, Max Adler. Mais, au cours des cinq ou six dernières années, nous sommes passés par une école de sociologie si bonne, si objective, et dont les leçons sont inscrites sur nos corps en cicatrices si expressives que la plus éloquente exaltation de l’intelligentsia, même sortie de la plume « marxiste » de Max Adler, ne pourrait aider le subjectivisme russe. Au contraire, ce qu’il est advenu des subjectivistes russes eux-mêmes constitue un des plus sérieux arguments pour réfuter les affirmations et les conclusions de Max Adler.

Les rapports entre les intellectuels et le socialisme, voilà le thème de cette brochure. Pour Adler, il ne s’agit pas simplement d’analyse théorique, mais aussi d’une question de conscience. Il veut convaincre. Dans sa brochure, qui développe un discours prononcé devant un auditoire d’étudiants socialistes, Adler a mis une ardente conviction. Un souffle prosélyte parcourt ce petit livre, communiquant une nuance particulière à des idées qui ne peuvent prétendre à la nouveauté. Attirer l’intelligentsia à ses idéaux, la conquérir quoi qu’il en coûte, cette volonté politique l’emporte entièrement sur l’analyse sociale chez Adler ; c’est ce qui donne sa tonalité fondamentale à cet opuscule, mais aussi ce qui en fait les faiblesses.

Qu’est-ce que l’intelligentsia ? Bien sûr, Adler ne donne pas une définition morale, mais sociale de ce concept : il ne s’agit pas d’un ordre dont les membres sont liés par une communauté de destin historique, mais d’une couche sociale qui regroupe toutes sortes de professions intellectuelles. Aussi difficile qu’il soit de tracer une ligne de démarcation entre travail « manuel » et travail « intellectuel », les contours sociaux généraux de l’intelligentsia n’ont nul besoin d’une description fouillée pour apparaître avec netteté. Elle forme toute une classe - Adler parle d’un groupe inter-classe, mais cela ne change rien quant au fond - dans le cadre de la société bourgeoise. Et la question, pour Adler, se pose ainsi : qui a le plus de droits sur l’âme de cette classe ? Quelle idéologie doit s’imposer à elle de l’intérieur, comme découlant de la nature même de ses fonctions sociales ? Le collectivisme [1], répond Adler. Que, dans le meilleur des cas - quand ils ne manifestent pas ouvertement leur hostilité au collectivisme - les intellectuels européens restent à l’écart de la vie et des luttes des masses laborieuses, et que cela ne leur fasse ni chaud ni froid, Adler ne se le dissimule pas. « Mais, dit-il, il ne devrait pas en être ainsi ! C’est, objectivement, sans fondement sérieux ». Adler s’élève avec énergie contre ces marxistes qui nient l’existence d’un contexte général pouvant amener les intellectuels à affluer vers le socialisme. « Il y a, dit-il en introduction, assez de raisons - mais d’un ordre autre que strictement économique - qui peuvent agir sur l’ensemble de l’intelligentsia, donc même indépendamment de sa situation prolétarienne, et la motiver à s’unir au mouvement ouvrier socialiste. Il suffit seulement d’initier les intellectuels à la nature profonde de ce mouvement et à celle de leur propre situation sociale »... De quelles raisons s’agit-il donc ? « Puisque l’impérieuse nécessité et, plus encore, la possibilité de laisser se développer ses intérêts intellectuels sont fondamentales pour les conditions de vie de l’intelligentsia, dit Adler, précisément pour cette raison-là, l’intérêt pour la théorie se place chez elle avec tous ses droits à côté de l’intérêt économique. Ainsi, s’il faut avant tout chercher hors de la sphère économique les bases du ralliement de l’intelligentsia au socialisme, cela s’explique autant par les conditions idéologiques spécifiques d’existence des travailleurs intellectuels que par le contenu culturel du socialisme » (p. 7). Indépendamment du caractère de classe du mouvement dans son ensemble (après tout, ce n’est que la voie suivie !), indépendamment de la façon dont on le perçoit aujourd’hui à travers son parti et sa politique (finalement, ce n’est qu’un moyen !), le socialisme, par son essence même et en tant qu’idéal social universel, signifie libérer le travail intellectuel sous toutes ses formes, de toute espèce d’entraves et de limites socio-historiques. Cette vision d’une Terre promise, voilà justement le pont idéologique que peut et doit emprunter l’intelligentsia européenne pour passer dans le camp de la social-démocratie.

Tel est le point de vue principal d’Adler, au développement duquel il consacre entièrement sa brochure. Son défaut fondamental, qui saute tout de suite aux yeux, tient à son manque de sens historique. Effectivement, les raisons générales sur lesquelles s’appuie Adler, qui feraient passer l’intelligentsia dans le camp du collectivisme, agissent avec opiniâtreté et depuis longtemps. Il n’y a pourtant pas le moindre indice d’un afflux massif des intellectuels vers la social-démocratie dans aucun des pays européens [2]. Adler le perçoit, évidemment, tout autant que nous. Mais, il propose de voir la cause de la séparation complète de l’intelligentsia et de la classe ouvrière dans le fait que les intellectuels ne comprennent pas le socialisme. En un certain sens, cela se passe bien ainsi. Mais, dans ce cas, comment expliquer cette obstination à ne pas comprendre, alors que les intellectuels assimilent nombre d’autres problèmes des plus complexes ? De toute évidence, ce n’est pas leur peu d’aptitude à raisonner logiquement qui est en cause, mais la puissance des aspects irrationnels de leur psychologie de classe. Adler en parle lui-même dans le chapitre Bürgerliche Schranken des Verständnisses (« Les limites bourgeoises de l’entendement »), l’un des meilleurs de sa brochure. Mais il pense, il espère, il est sûr - et là le prédicateur prend le pas sur le théoricien - que la social-démocratie européenne viendra à bout de ce qu’il y a d’irrationnel dans la psychologie des travailleurs intellectuels, pour peu qu’elle repense de fond en comble sa façon de s’adresser à eux. L’intelligentsia ne comprend pas le socialisme parce qu’il se présente à elle, jour après jour, sous la forme routinière d’un parti politique, un parti parmi tant d’autres, comme les autres. Mais, si l’on parvient à montrer aux intellectuels le véritable visage du socialisme, celui d’un mouvement culturel mondial, alors ils ne pourront que reconnaître en lui le meilleur de leurs espoirs et de leurs aspirations. Voilà ce que croit Adler.

Nous laisserons de côté, sans l’examiner quelque temps encore, la question de savoir si, pour l’intelligentsia en tant que classe, les besoins purement culturels (développement de la technique, de la science, de l’art) sont réellement plus puissants que les influences de classe diffusées par la famille, l’école, l’église, l’Etat et, en fin de compte, que la voix des intérêts tout bonnement matériels. Mais, même si nous admettons cela à titre d’hypothèse, même si nous acceptons de voir dans l’intelligentsia, avant tout, une corporation de prêtres de la culture qui n’a simplement pas encore su saisir que la rupture socialiste avec la société bourgeoise est justement le meilleur moyen de servir les intérêts de la culture, il reste alors à se poser avec force une question : en tant que parti, la social-démocratie d’Europe occidentale peut-elle offrir, théoriquement et moralement, aux intellectuels quelque chose de plus convaincant ou de plus attrayant que tout ce qu’elle leur a proposé jusqu’à maintenant ?

Depuis plusieurs décennies déjà, le collectivisme remplit le monde des échos de sa lutte. Durant cette période, des millions d’ouvriers se sont rassemblés dans des organisations politiques, syndicales, coopératives, éducatives et autres. Une classe entière a émergé des profondeurs de la vie et s’est frayé un chemin dans le saint des saints de la politique, jusque là considérée comme le domaine exclusif des classes possédantes. Quotidiennement, la presse socialiste - théorique, politique, syndicale - réévalue les valeurs bourgeoises, grandes et petites, du point de vue d’un monde nouveau. Il n’y a pas un domaine de la vie culturelle et sociale (mariage, famille, éducation, école, église, armée, patriotisme, hygiène sociale, prostitution) sur lequel le socialisme n’ait opposé son point de vue à celui de la société bourgeoise. Le mouvement socialiste s’exprime dans toutes les langues de l’humanité civilisée. Dans ses rangs travaillent et combattent des gens qui ont des tournures d’esprit diverses, des tempéraments variés, et qui diffèrent par leur passé, leur milieu social ou leurs habitudes de vie. Et si, malgré tout cela, l’intelligentsia « ne comprend pas » le socialisme, si tout cela ne suffit pas pour lui permettre, la forcer à saisir la signification culturelle et historique de ce mouvement mondial, alors ne faut-il pas en conclure que cette incompréhension funeste doit avoir des causes très profondes et que toute tentative d’en venir à bout par des moyens littéraires et théoriques se trouve, par sa nature même, condamnée d’avance ?

Cette idée ressort avec encore plus d’éclat à la lumière de l’histoire. Le plus fort afflux d’intellectuels dans le mouvement socialiste et cela vaut pour tous les pays d’Europe - se produisit dans la première période de l’existence du parti, quand il était encore au stade de l’enfance. Cette première vague amena à l’Internationale ses théoriciens et ses dirigeants politiques les plus éminents. Plus la social-démocratie a grandi en Europe, plus nombreuses ont été les masses ouvrières à se regrouper à ses côtés, plus l’apport de nouveaux éléments issus de l’intelligentsia a faibli, non seulement en valeur relative, mais dans l’absolu. Le Leipziger Volkszeitung [3] a longtemps recherché, par des petites annonces, un rédacteur ayant une formation universitaire ; en vain. Ici, et comme s’imposant d’elle-même, une conclusion en totale opposition à Adler vient naturellement à l’esprit : plus le socialisme a manifesté précisément son contenu et plus il a été facile pour tout un chacun d’en comprendre la mission historique, plus l’intelligentsia a marqué sa résolution à s’en tenir écartée [4]. Si cela ne prouve pas que le socialisme l’effraie en lui-même, il est clair en tout cas que certaines transformations sociales profondes ont dû se produire dans les pays capitalistes d’Europe, qui rendaient difficile la fraternisation entre universitaires et ouvriers tout autant qu’elles facilitaient l’adhésion des ouvriers au socialisme.

De quelle sorte sont donc ces transformations ?

Les individus, les groupes, les couches les plus cultivés du prolétariat ont rejoint et rejoignent la social-démocratie ; la croissance et la concentration de l’industrie comme des moyens de transport ne font qu’accélérer ce processus. S’agissant de l’intelligentsia, nous avons affaire à un processus d’un tout autre ordre. Le puissant développement capitaliste des deux dernières décennies a impitoyablement, et pour son propre usage, écrémé cette classe. Les forces intellectuelles les plus douées, les plus capables d’énergie créatrice et de hauteur de vue, ont été irrévocablement absorbées par l’industrie capitaliste, par les trusts, les compagnies ferroviaires, les banques qui offrent des salaires fantastiques aux cadres qu’ils chargent d’un travail d’organisation. Même le service de l’Etat doit, en ce domaine, se contenter d’individus de second ordre, et dans les chancelleries gouvernementales pas moins qu’à la direction des journaux de toute tendance, on déplore manquer de « gens ». Quant aux représentants de l’intelligentsia semi-prolétarienne - toujours plus nombreux, incapables d’échapper à leur éternelle dépendance, à l’insécurité matérielle, et voués à des tâches parcellaires, de second plan et peu attrayantes dans le grand mécanisme de la culture -, les intérêts proprement culturels invoqués par Adler ne peuvent exercer un pouvoir tel qu’il oriente leurs sympathies politiques vers le socialisme.

A cela s’ajoute encore cette circonstance que tel intellectuel européen, pour qui rejoindre le camp du collectivisme n’est psychologiquement pas hors de question, n’a presque aucune chance de gagner une position personnelle influente dans les rangs du parti du prolétariat. Et cette question a, ici, une importance décisive. Un ouvrier vient au socialisme comme faisant partie d’un tout, avec sa classe, une classe qu’il ne peut espérer quitter. Et il en retire même la satisfaction de se sentir lié moralement à cette masse, un sentiment qui le rend plus confiant et plus fort. L’intellectuel, lui, vient au socialisme individuellement et en tant que personne, en rompant le cordon ombilical qui le relie à sa classe, et il cherche inévitablement à y exercer une influence en tant qu’individu. Mais c’est justement là qu’il rencontre des obstacles, des obstacles qui ont grandi au fil du temps. Au début du développement de la social-démocratie, tout intellectuel qui la rejoignait, quand bien même il ne s’élevait pas au-dessus du lot, se taillait une situation en vue dans le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, dans les pays d’Europe occidentale, chaque nouveau venu trouve, déjà tout fait et en place, l’édifice colossal de la démocratie ouvrière. Des milliers de dirigeants ouvriers, que leur classe n’a cessé de promouvoir, constituent un appareil soudé, à la tête duquel se trouvent des vétérans honorés, à l’autorité reconnue, des personnages appartenant déjà à l’histoire. Dans ces conditions, seule une personne aux talents exceptionnels pourrait espérer conquérir une position dirigeante, mais un tel homme, au lieu de sauter par dessus le gouffre le séparant d’un camp qui lui est étranger, se dirigera tout naturellement, selon la ligne de moindre résistance, vers le royaume de l’industrie ou le service de l’Etat. Ainsi, en plus de tout le reste, l’appareil organisationnel de la social-démocratie se dresse maintenant, tel un massif montagneux de partage des eaux, entre l’intelligentsia et le socialisme [5]. Cela lui attire le mécontentement d’intellectuels teintés de socialisme, car il réclame d’eux sens de la discipline et retenue - ce qu’ils considèrent comme la marque tantôt de son « opportunisme », tantôt, à l’inverse, de son excès de « radicalisme » - et les relègue au rôle de spectateurs bougons dont les sympathies oscillent entre anarchisme et national-libéralisme. Simplicissimus [6] est leur bannière idéologique la plus haute. Ce phénomène, avec des variantes et à des degrés divers, se répète dans tous les pays d’Europe. En outre, ce public est trop blasé, trop cynique pourrait-on dire, pour que son âme puisse se laisser subjuguer par l’exposé, même le plus enflammé, de l’essence culturelle du socialisme. Seuls de rares « idéologues » - dans le sens positif comme dans celui négatif du terme - sont à même de venir aux convictions socialistes sous l’impulsion d’une réflexion purement théorique en partant des exigences du droit, tel Anton Manger [7], ou des besoins de la technique, tel Atlanticus [8]. Mais, même eux, d’après ce que nous savons, ne vont généralement pas jusqu’à rejoindre le mouvement social-démocrate organisé, et la lutte de classe du prolétariat dans ses rapports internes avec le socialisme leur reste un livre fermé de sept sceaux.
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Adler a parfaitement raison de considérer qu’on ne peut gagner les intellectuels au collectivisme avec un programme de revendications matérielles immédiates. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse attirer l’intelligentsia dans son ensemble d’une quelconque autre façon, ni que ses intérêts matériels immédiats et ses liens de classe ne soient pas autrement convaincants pour elle que toutes les perspectives culturelles et historiques offertes par le socialisme.

Si nous mettons à part cette couche d’intellectuels qui se trouvent au service direct des masses laborieuses en tant que médecins des travailleurs, avocats, etc... (une couche, en outre, composée généralement des représentants les moins talentueux de ces professions), nous voyons que la fraction la plus importante et la plus influente de l’intelligentsia émarge aux comptes du profit industriel, de la rente foncière ou du budget de l’Etat, et qu’elle dépend directement ou indirectement des classes capitalistes ou de leur Etat. Considérée dans l’abstrait, cette dépendance matérielle ne lui interdit que la seule activité politique militante dans les rangs de l’ennemi, mais non l’indépendance de pensée à l’égard de la classe qui l’emploie. Dans les faits, cependant, les choses ne se passent pas ainsi. C’est précisément la nature « spirituelle » du travail des intellectuels qui crée inévitablement un lien spirituel entre eux et les classes possédantes. Les directeurs d’usine ou d’entreprise, les ingénieurs investis de responsabilités administratives se trouvent nécessairement dans un constant antagonisme avec les ouvriers contre lesquels ils ont l’obligation de défendre les intérêts du capital. Que les fonctions qu’ils exercent, modèlent en fin de compte leur façon de penser et leurs opinions, cela va de soi. Un médecin et un avocat, malgré le caractère plus indépendant de leur activité, se doivent d’avoir un contact psychologique avec leur clientèle. Si un électricien peut, jour après jour, monter des installations électriques dans les appartements des ministres, des banquiers et de leurs cocottes, sans pour autant cesser d’être lui-même, il en va autrement pour un médecin qui doit, et dans son esprit et dans sa voix, trouver les notes qui vont s’accorder avec les sympathies et habitudes des ministres, des banquiers et de leurs maîtresses. Et, inévitablement, ce contact ne s’établit pas que dans les sommets de la société bourgeoise. A Londres, les suffragettes engageront un avocat pro-suffragette pour les défendre. Le médecin qui soigne des épouses de commandants à Berlin ou des femmes de commerçants « chrétiens-sociaux » de Vienne, l’avocat qui traite les affaires de leurs pères, frères et maris, ne peuvent guère s’offrir le luxe de se passionner pour les perspectives culturelles du collectivisme. Tout cela s’applique aux écrivains, aux peintres, aux sculpteurs, aux artistes, d’une manière peut-être pas aussi directe et immédiate, mais pas moins irrésistible [9]. Ils offrent au public leurs oeuvres ou leur personnalité, ils dépendent de sa faveur et de son porte-monnaie et, de façon ouverte ou dissimulée, ils subordonnent leur activité créatrice à ce « grand monstre » qu’ils méprisent tant : la foule bourgeoise. Ce qu’il est advenu, en Allemagne, des « jeunes » - soit dit en passant, actuellement fort déplumés -, en fait, on ne peut mieux, la démonstration. Le cas de Gorki, explicable par le contexte de sa formation, ne fait que confirmer la règle de par son caractère exceptionnel : l’inaptitude de Gorki à se conformer à la dégénérescence antirévolutionnaire de l’intelligentsia le priva, en un rien de temps, de sa « popularité »...

Ici apparaît, une fois de plus, la profonde différence entre les conditions sociales du travail intellectuel et celles du travail manuel. Bien qu’il asservisse les muscles et épuise le corps, le travail en usine n’a pas le pouvoir de s’assujettir la tête de l’ouvrier. Tout ce qu’on a pu tenter pour la contrôler s’est révélé inefficace de la même façon, en Suisse aussi bien qu’en Russie. Le travailleur intellectuel dispose d’une liberté incomparable du point de vue physique. L’écrivain n’a pas à se lever au son de la sirène de l’usine, le médecin n’a pas un surveillant derrière son dos, l’avocat n’a pas à soumettre ses poches à une fouille quand il quitte le tribunal. Mais, en retour, ils sont obligés de vendre, non pas leur force de travail brute, non pas la tension de leurs muscles, mais toute leur personnalité en tant qu’être humain - et cela, non par crainte, mais en toute conscience. Il en résulte que ces gens ne veulent et ne peuvent pas voir que le bel habit de leur profession n’est rien d’autre qu’un uniforme de prisonnier mieux coupé que celui des autres [10].
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En définitive, même Adler ne semble pas satisfait de la formulation abstraite et, de fait, idéaliste qu’il donne des relations réciproques entre l’intelligentsia et le socialisme. En effet, par sa propagande il s’adresse non pas à la classe des travailleurs intellectuels remplissant des fonctions définies dans la société capitaliste, mais en réalité à sa jeune génération, celle qui n’en est encore qu’à se préparer à son futur rôle : les étudiants. En témoignent non seulement la dédicace de son opuscule (« Au syndicat libre des étudiants de Vienne »), mais le caractère même de cette brochure-discours, son ton pathétique sur le mode de l’agitation et du sermon. Il est d’ailleurs impensable que l’on puisse imaginer s’exprimer de la sorte devant un parterre de professeurs d’université, d’écrivains, d’avocats, de médecins... Dès les premiers mots, une telle adresse resterait dans la gorge de l’intervenant. Ainsi, considérant le matériau humain avec lequel il aura à opérer, Adler limite lui-même sa propre tâche ; le politique corrige la formule du théoricien car, en fin de compte, ce dont il s’agit, c’est d’un combat pour influencer les étudiants.

L’université est l’étape finale de l’éducation dispensée par l’Etat aux fils des classes possédantes et dirigeantes [11], tout comme la caserne représente l’institution ultime pour l’éducation de la jeune génération des ouvriers et des paysans. La caserne développe les habitudes psychologiques d’obéissance et de discipline chez ceux qui auront à remplir des fonctions sociales de subordonnés. L’université prépare, en principe, à la direction, au commandement, à la domination. Sous cet angle, même les sociétés allemandes d’étudiants sont des institutions obéissant à une rationalité de classe : elles forment les traditions qui unissent pères et fils, elles renforcent la fibre du sentiment national, elles inoculent des habitudes indispensables à la vie bourgeoise et, finalement, procurent la cicatrice sur le nez ou sous l’oreille, ce label d’appartenance à la race des seigneurs. Le matériau humain qui passe par la caserne est, bien sûr pour le parti d’Adler, incomparablement plus important que celui qui passe par l’université. Mais dans certaines circonstances historiques, - particulièrement quand la rapidité du développement industriel a pour résultat de prolétariser la composition sociale de l’armée comme aujourd’hui en Allemagne - il se peut que le parti se dise : « je ne vais pas aller dans les casernes ; il me suffit d’accompagner le jeune ouvrier jusqu’au seuil de la caserne et, ce qui est plus important, de le retrouver lorsqu’il en repassera la porte. Il ne s’éloignera pas de moi, il restera mien ». Mais, par rapport à l’université, si le parti veut réellement mener un combat indépendant pour influencer l’intelligentsia, il doit se tenir un langage exactement opposé : « ce n’est qu’ici et seulement maintenant, alors que ce jeune homme s’est dans une certaine mesure émancipé de sa famille sans être encore captif de sa position dans la société, qu’il m’est possible d’espérer l’attirer dans nos rangs. C’est maintenant ou jamais ».

Chez les travailleurs, la différence entre « pères » et « enfants » est strictement affaire d’âge. Dans l’intelligentsia, l’âge n’est pas seul en cause, il existe aussi une différence sociale. L’étudiant, qui diffère en cela à la fois du jeune ouvrier et de son propre père, ne remplit aucune fonction sociale, ne se sent pas dépendre directement du capital ou de l’État, n’est lié par aucune responsabilité et, au moins objectivement sinon subjectivement, se trouve libre dans son appréciation du bien comme du mal. Pendant cette période, tout en lui fermente, ses préjugés de classe sont aussi peu fixés que ses choix en matière d’idées, les questions de conscience se dressent devant lui avec une force toute particulière, son esprit s’ouvre pour la première fois aux grandes généralisations scientifiques, l’extraordinaire est presque un besoin physiologique pour lui. Si le collectivisme est réellement capable de s’emparer de son esprit, alors c’est maintenant ; et il ne peut d’ailleurs y parvenir qu’en faisant valoir son caractère de mouvement fondé scientifiquement (d’ailleurs de la plus belle façon) et les perspectives universelles de ses buts dans le domaine de la culture, et non pas en s’en tenant à de prosaïques questions de « beefsteack ». Sur ce dernier point, Adler a absolument raison.

Mais là encore, il nous faut nous attacher aux faits nus : il n’y a pas seulement l’intelligentsia européenne dans son ensemble, mais aussi sa progéniture estudiantine qui ne montre décidément aucune propension au socialisme. Entre le parti des ouvriers et la masse des étudiants, il y a un mur. Expliquer ce fait par la seule mauvaise qualité d’un travail d’agitation n’ayant pas permis d’aborder l’intelligentsia sous l’angle voulu - et Adler butte sur ce point -, cela signifie que l’on ignore toute l’histoire des relations réciproques entre les étudiants et le « peuple », cela veut dire que l’on voit dans les étudiants une catégorie intellectuelle ou morale, au lieu d’un produit de l’histoire sociale. Il est vrai que leur dépendance matérielle à l’égard de la société bourgeoise n’affecte qu’indirectement les étudiants, par le biais de la famille, et par conséquent d’une manière affaiblie. Mais, en revanche, les intérêts sociaux généraux et les besoins des classes où se recrutent les étudiants s’expriment très fortement, comme à travers un amplificateur, dans leur état d’esprit, leurs opinions. La jeunesse estudiantine européenne a, pendant toute son histoire - dans ses meilleurs moments d’héroïsme comme dans les périodes de décadence morale totale - été seulement le baromètre sensible des classes bourgeoises. Elle devint ultra-révolutionnaire, elle fraternisa sincèrement et honnêtement avec le peuple lorsque la société bourgeoise n’apercevait d’autre issue pour elle que révolutionnaire. Elle prit, dans les faits, la place des forces démocratiques bourgeoises quand la nullité politique de ces dernières les empêchait de prendre la tête de la révolution, comme à Vienne en 1848. Mais, à Paris en juin de la même année, elle ouvrit aussi le feu contre les ouvriers, quand la bourgeoisie et le prolétariat se retrouvèrent face à face sur les barricades. Après les guerres de Bismarck et l’unification allemande, les classes bourgeoises étant rassurées, l’étudiant allemand se hâta de se muer en ce personnage gonflé de bière et de suffisance qui, avec le lieutenant prussien, fait le bonheur de la presse satirique. En Autriche, l’étudiant devint le porte-drapeau de l’exclusivisme national et du chauvinisme militant dans la mesure où s’aggravait le conflit entre les différentes nations de ce pays pour le contrôle du pouvoir étatique. Il est hors de doute qu’à travers toutes les transformations historiques, même les plus repoussantes, la jeunesse estudiantine fait montre d’un sens politique aigu, d’une capacité à se sacrifier et à se battre pour un idéal, toutes qualités sur lesquelles Adler compte tant. A commencer ne serait-ce que par ceci : alors que le philistin normal de 30 ou 40 ans n’ira pas courir le risque de se faire casser la figure pour quelque hasardeuse notion d’« honneur », son fils le fera avec passion. Il y a peu, les étudiants ukrainiens et polonais de l’université de Lvov ont à nouveau montré qu’ils savent non seulement aller jusqu’au bout de leurs idées tant nationales que politiques, mais qu’ils savent aussi offrir leur poitrine à la gueule des fusils. L’année dernière, les étudiants allemands de Prague étaient prêts à affronter toute la violence de la foule afin de démontrer dans la rue leur droit d’exister en tant que société allemande. Cet « idéalisme » militant - qui tient parfois du coq de combat - est caractéristique non pas d’une classe ou d’une idée mais d’un groupe d’âge ; en revanche, le contenu de cet idéalisme est entièrement déterminé par le génie historique des classes d’où viennent et auxquelles retournent les étudiants [12]. Et c’est naturel, c’est inévitable.

En fin de compte, toutes les classes possédantes envoient leurs fils faire des études et si la jeunesse universitaire devait être une tabula rasa, une page vierge sur laquelle le socialisme aurait la possibilité de graver son message, qu’adviendrait-il alors de l’héritage de classe et du pauvre déterminisme historique ?
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Il reste, en conclusion, à clarifier encore un aspect de la question qui témoigne tout à la fois pour Adler et contre lui.

La seule façon d’attirer les intellectuels au socialisme, à son avis, est de ne mettre en avant que le but ultime du mouvement, dans son intégralité. Mais Adler reconnaît, évidemment, que ce but ultime s’éclaire et se précise au rythme des progrès de la concentration industrielle, de la prolétarisation des couches moyennes et de l’intensification des antagonismes de classe. Indépendamment de la volonté des dirigeants politiques et des différences de tactique nationale, le « but ultime » se détache de façon incomparablement plus claire, plus directe en Allemagne qu’en Autriche ou en Italie. Mais ce même processus social - l’intensification de la lutte entre le travail et le capital - rend encore plus difficile à l’intelligentsia de se ranger aux côtés du parti des travailleurs. Les ponts entre les classes sont rompus et, pour traverser, il faut sauter par dessus un abîme qui se creuse au fil des jours. Ainsi, parallèlement aux conditions objectives qui rendent plus aisé à l’intelligentsia de pénétrer théoriquement l’essence du collectivisme, s’accroissent les obstacles sociaux qui l’empêchent d’adhérer politiquement à l’armée du socialisme. Rejoindre le mouvement socialiste, dans n’importe quel pays avancé où règne une réelle vie sociale, est un acte non pas spéculatif mais politique et, sur ce terrain-là, la raison sociale l’emporte sur la raison théorique. En fin de compte, cela signifie qu’il est plus difficile de gagner l’intelligentsia aujourd’hui qu’hier, et que ce le sera encore plus demain qu’aujourd’hui [13].

Cependant, ce processus présente aussi sa propre « solution de continuité ». L’attitude des intellectuels envers le socialisme - que nous avons caractérisée comme un éloignement qui s’accroît dans la mesure même où se développe le mouvement socialiste - peut et doit se transformer de manière décisive par suite d’un profond changement politique bouleversant radicalement le rapport des forces au sein de la société. Comme l’affirme Adler avec justesse, il est tout à fait exact que l’intelligentsia est intéressée à la sauvegarde de l’exploitation capitaliste ni directement ni inconditionnellement, mais indirectement, par le truchement des classes bourgeoises et pour autant qu’elle dépend matériellement de ces dernières. Elle pourrait passer dans le camp du collectivisme si on lui donnait la possibilité de considérer la victoire de ce dernier comme très vraisemblable et imminente ; si le collectivisme se dressait devant elle, non pas comme l’idéal d’une classe différente, éloignée d’elle et étrangère, mais comme une réalité proche et tangible ; enfin - et cette condition n’est pas la moindre - si une rupture politique avec la bourgeoisie ne menaçait pas chaque travailleur intellectuel pris isolément, de lourdes conséquences matérielles et morales [14]. De telles conditions ne peuvent être réunies vis-à-vis de l’intelligentsia européenne que par la domination politique d’une nouvelle classe sociale et, jusqu’à un certain point, par une période de lutte directe et immédiate pour cette domination. Quelle qu’ait pu être la distance mise par l’intelligentsia européenne entre elle et les masses travailleuses - une distance encore destinée à augmenter, particulièrement dans les jeunes pays capitalistes comme l’Autriche, l’Italie, les pays des Balkans - il n’en est pas moins vrai que, dans une époque de grande remise en chantier de toute la société, l’intelligentsia passera vraisemblablement du côté des défenseurs du nouvel ordre social, et probablement plus tôt que les autres classes intermédiaires. De ce point de vue, les qualités sociales qui distinguent l’intelligentsia de la petite bourgeoisie commerçante et industrielle comme de la paysannerie, joueront un grand rôle : ses liens professionnels avec les domaines culturels de l’activité sociale, sa capacité de généralisation théorique, la souplesse et la mobilité de sa pensée, en un mot, son intellectualité. Confrontée à la réalité indiscutable du transfert de tout l’appareil social en de nouvelles mains, l’intelligentsia pourra alors se convaincre de ce que la situation ainsi créée ne la précipite pas dans l’abîme mais, au contraire, lui ouvre un champ illimité pour mettre en couvre les ressources de la technique, du travail d’organisation, de la science ; elle pourra promouvoir l’ensemble de ces forces vives en son propre sein et cela dès la première période, la plus critique, d’un nouveau régime qui aura à surmonter d’énormes difficultés techniques, sociales et politiques.

Mais si la conquête effective des leviers de commande de la société dépendait du fait préalable que l’intelligentsia s’unisse au parti du prolétariat européen, la cause du collectivisme serait alors bien compromise car, comme nous nous sommes efforcés de le montrer plus haut, le passage des intellectuels à la social-démocratie dans le cadre du régime bourgeois devient, contrairement à toutes les espérances de Max Adler, de moins en moins possible au fur et à mesure que le temps passe.

[1] On peut dans toute la suite de cet article lire « communisme » en lieu et place de « collectivisme ».

[2] Cette constatation de Trotsky, vraie en 1910, est devenue une évidence flagrante depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, c’est-à-dire depuis que la révolution prolétarienne est objectivement à l’ordre du jour. D’une façon ou d’une autre, tout au long du XXe siècle, les intellectuels trouveront toujours une « niche » idéologique qui satisfasse leur « entendement ». Leur association avec le combat du prolétariat, déjà partielle avant la guerre de 1914, est devenue proprement fantomatique depuis.

[3] Journal social-démocratre de Leipzig, longtemps dirigé par Franz Mehring et auquel collabora également Rosa Luxemburg.

[4] Ajoutons que non seulement l’intelligentsia s’est tenu écartée de la mission historique du prolétariat au XXe siècle, mais encore, a fourni par charrettes entières des pourfendeurs acharnés de la cause communiste en particulier par son soutien massif au stalinisme.

[5] Cet « édifice colossal » de la social-démocratie a évidemment fait long feu avec sa trahison en 1914. Dès lors, les organisations qui sont restées fermement campées sur les positions de classe du programme communiste ont eu tendance à devenir de plus en plus réduites, pour n’être plus, après la seconde guerre mondiale, que des groupes ultra-minoritaires regroupant tout au plus quelques centaines d’individus. Néanmoins, l’analyse de Trotsky reste correcte : l’attrait pour la cause prolétarienne reste souvent conditionnée chez l’intellectuel par la possibilité d’en retirer des « dividendes » spécifiques liés à la reconnaissance de sa valeur individuelle de producteur d’idéologie.

[6] Journal satirique hebdomadaire de Munich fondé par Albert Langen en 1896 auquel collabora régulièrement le dessinateur Thomas Heine (1867-1948) pour la réalisation de la couverture. Le journal reçut également des contributions de Thomas Mann ou Rainer Maria Rilke. A l’époque, Simplicissimus, bien que d’inspiration libérale représentait visiblement encore un fond de critique sociale important, à en croire Trotsky lui-même : « Les années de ma deuxième émigration furent celles de ma collaboration à la presse démocratique russe. Je débutai dans la Kievskaïa Mysl par un grand article sur la revue munichoise Simplicissimus qui, pendant un certain temps, m’intéressa à tel point que j’en feuilletai attentivement tous les cahiers depuis le premier de la collection : les dessins de T. T. Heine étaient alors encore tout pénétrés d’un vif sentiment social » ( Ma Vie ).

[7] Juriste autrichien passablement inconnu.

[8] Pseudonyme du letton Karlis Balodis (1864-1931), connu sous le nom de Karl Ballod, économiste (agriculture, urbanisation, démographie) tenant du socialisme étatique et de la planification bureaucratique. Ses propositions de rationalisation des systèmes de distribution de nourriture pendant la première guerre mondiale on inspiré la création des tickets de rationnement et l’organisation de l’économie de guerre allemande lui est largement redevable. Ses thèses ne seront pas sans influence sur les politiques économiques des bolcheviks (en particulier au travers de son ouvrage « L’Etat du futur »). Par ailleurs membre influent du Comité allemand pour l’établissement juif en Palestine.

[9] Ajoutons à cette liste la caste des mandarins universitaires, qui, quelles que soient leur velléités « révolutionnaires » ou « radicales », composent tous les jours avec l’idéologie dominante qu’ils ont pour fonction de transmettre aux jeunes générations, le tout avec une science achevée de l’opportunisme. Leur grande spécialité reste l’aménagement du capitalisme à leurs impératifs moraux petit-bourgeois (Cf. le réseau ATTAC et son respectable « comité scientifique »).

[10] Sur tout ce paragraphe, se référer à : Karl Marx, « Manuscrits de 1844 ». L’aliénation du prolétaire vis à vis de son travail (qui lui est donc fondamentalement étranger) est en même temps la condition du développement de sa conscience. Trotsky ne pouvait avoir lu ces textes encore inédits en 1910 (ils ne seront publiés qu’en 1932), mais il arrive à une appréciation similaire.

[11] L’université s’est « ouverte » à la petite-bourgeoisie (très largement) et à une fraction de la paysannerie et du prolétariat en fonction des besoins d’encadrement et d’élévation générale du niveau de connaissances nécessaires à la reproduction du Capital. Le prolongement de la crise économique rampante depuis le début des années 1970 se caractérise par une entrée massive de jeunes à l’Université dans des secteurs d’enseignement de plus en plus inutiles à la production bourgeoise, à seule fin de déguiser le chômage et d’insuffler la dose nécessaire de suffisance petite-bourgeoise afin que ces étudiants en voie de prolétarisation ne se considèrent pas dans le futur comme des ouvriers (ce qu’ils ne seront d’ailleurs pas tous). Le Capital moderne n’a objectivement aucun besoin de ces centaines de milliers d’étudiants (sociologie, psychologie, histoire, sciences de l’éducation, etc.) qui peuplent actuellement les facultés. Sur ce point, lire : Jean-Pierre Michéa, « L’enseignement de l’ignorance », Editions Climats.

[12] En particulier, pour la fraction étudiante issue du prolétariat, le contenu de la révolte étudiante est largement déterminé par le niveau de conscience dans l’ensemble de la classe ouvrière et la réalité de la lutte de classe, au niveau national et international. C’est dans ce cadre que la révolte étudiante peut jouer le rôle d’ « amplificateur » avec toute la fougue et l’énergie dont elle capable.

[13] Comme nous l’avons vu plus haut, ce pronostic de Trotsky s’est trouvé très largement conforté depuis. Dans le cas des étudiants, la présence en leur sein de fractions parfois significatives issues du prolétariat, ne contrebalance pas cette tendance à la division politique entre les buts prolétariens et les perspectives (même passablement rabougries) d’intégration que fait miroiter le système éducatif. L’inversion d’une telle tendance ne peut résulter que d’un changement profond du rapport de force entre les classes comme le développe Trotsky par la suite.

[14] Ces « lourdes conséquences matérielles et morales », l’intellectuel se les représente d’autant plus vivement et avec des couleurs d’autant plus sombres qu’elles le menacent de prolétarisation... ou plus prosaïquement du discrédit auprès de ses pairs. Dans les mouvements étudiants, cela se traduit par l’omniprésence de la question des examens et de la continuité du processus d’« éducation », qu’il faudra renouer à un moment ou à un autre.

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