Devant le nouveau gouvernement du monde : s’indigner et résister
20 janvier 2011 par Editorial
« On a toujours raison de se révolter. »
Jean-Paul Sartre
Un ouvrage remarquable de l’économiste Georges Corm, ancien ministre libanais de économie, nous donne l’opportunité de le présenter et ce faisant, revenir sur cette mondialisation que l’on nous présente comme inéluctable et sur la financiarisation de l’économie. Nous allons examiner comment l’Occident veut, à travers le libéralisme sauvage, imposer une vision du monde qui fragilise les sociétés et les laisse en proie à l’errance.(1)Jean-Paul Sartre
Fethi Gherbi explique les fondements du néolibéralisme, écoutons-le : « Après le démantèlement de l’empire soviétique, le dernier des empires européens, il s’attelle fiévreusement à mettre la main sur le reste du globe, à imposer sa globalisation. (...) L’État Providence est mort de sa belle mort. Tous les acquis que les travailleurs ont arrachés aux démocraties libérales grâce à leur lutte et à la pression qu’exerçait le camp socialiste sur le « monde libre », se réduisent comme une peau de chagrin. (...) Empires disloqués, nations éclatées, voilà l’orientation que le néolibéralisme veut imposer au sens de l’histoire. Le capital a horreur des frontières comme il a horreur des solidarités. »(2)
Néolibéralisme
« Le mouvement, rendu possible explique Pierre Bourdieu par la politique de déréglementation financière, vise à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manoeuvre ne cesse de décroître. (...) Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les « plans sociaux » à répétition. Pour lui, le libéralisme est à voir comme un programme de « destruction des structures collectives ». Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes. »(3)Pour sa part, Dany-Robert Dufour tente de montrer que, bien loin d’être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l’emprise d’une nouvelle religion conquérante, le Marché ou le money-théïsme. Il tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu’incitatrice - ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l’atteste le troisième commandement : « Ne pensez pas, dépensez ! ». « Destructeur de l’être-ensemble et de l’être-soi, écrit Dany Robert Dufour, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. Egotisme, contestation de toute loi, acceptation du darwinisme social, instrumentalisation de l’autre : notre monde est devenu sadien. »(4)
Une autre conséquence de cette mondialisation débridée est la financiarisation de l’économie, en clair, la spéculation est à l’honneur, elle est de loin préférée à l’économie réelle, celle issue du travail. Une fine observatrice des mutations et de la mondialisation, Susan Georges, interviewée par Rue 89 à propos de cette débâcle, déclare : « (...) En 2009, Le monde était alors à un cheveu de la catastrophe. Le G20 a parlé des paradis fiscaux, de l’emprise des marchés financiers, de l’emploi, de l’environnement, etc. Et puis une fois que les banques ont été sauvées, tout cela a complètement disparu. Le G20 et le G8 bricolent des solutions pour sauver les banques une deuxième fois. Et puis rien. Pourquoi cette résignation ? Les gens pensent peut-être que leurs dirigeants sont en train de sauver la Grèce ou l’Espagne. C’est complètement faux, ils sont en train de sauver les banques qui ont acheté de la dette grecque ou de la dette espagnole... Il ne s’agit pas de faire quoi que ce soit pour les peuples. Non seulement on sauve les banques une seconde fois, mais qui le fait ? Ce sont les peuples, par l’amputation de leur retraite, la baisse de leur salaire, la mise à pied de fonctionnaires. »(5)
Interrogée sur le changement elle déclare : « Apprendre. Il faut commencer par apprendre. Aujourd’hui, la politique est devenue bien plus compliquée. (..) Quand on disait « Arrêtez l’apartheid », on n’avait pas besoin d’un long discours. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Si on ne sait pas comment ça se passe, ce qui est voté, à quel moment, on ne peut agir. Donc il faut apprendre, aider d’autres à apprendre, organiser, faire des alliances. Et communiquer. Nous travaillons sur une autre approche : « Pour changer la banque, changez de banque. » (...)Pour un pouvoir politique, la première décision à prendre est de prendre le contrôle des marchés financiers, des banques. Ça crève les yeux. Ils font la pluie et le beau temps : il faut les mettre sous tutelle. Le G20 est illégitime. Il ne représente que les grands joueurs du système. Où est le G172 ? »(5)
Cette financiarisation fait des heureux : Les traders. On apprend que le montant moyen des 100 premiers bonus atteint 1,65 million d’euros. Les bonus versés par les banques françaises se sont élevés à près de trois milliards d’euros en 2010, 8200 « professionnels des marchés » se sont vu attribuer 2 milliards d’euros. Des montants qui étonnent. Lesquels font le parallèle avec les rémunérations moyennes et médianes des dirigeants du Cac 40, proches de 2,5 millions d’euros.
L’industrie publicitaire
Nous retrouvons la même « indignation » que celle de Susan Georges chez Stéphane Hessel, auteur du minilivre et best-seller titré « Indignez-vous ! », qui évoque la gauche, un XXIe siècle qui a mal débuté, et...l’indispensable indignation. « Il y a toujours eu des raisons de s’indigner, mais ce besoin est plus fort aujourd’hui. La première décennie du XXIe siècle a mal tourné. La dernière décennie du XXe siècle, elle, avait été une période faste, entre la chute du mur de Berlin et la mise en place par les Nations unies des Objectifs du millénaire pour le développement. Il y a eu des grandes conférences : Rio sur l’environnement, Pékin sur les femmes, Vienne sur les droits de l’homme et le droit au développement, Copenhague sur l’intégration sociale...Ces conférences disaient : il y a des choses à faire ! Et puis, en 2001, après la chute des tours, on a vécu le rejet de ces initiatives. Ce fut la guerre en Afghanistan, la guerre en Irak. Aux Etats-Unis, c’est la décennie de George Bush. Tout cela justifie que quand l’on reçoit en pleine figure un petit livre de 25 pages qui dit : « Faut s’indigner, faut résister, y en a marre ! », cela a cet étonnant effet. Il y a une nuance importante. Le « révoltez-vous » de Sartre rappelle la Révolution d’Octobre, peut-être aussi Mai 68, des moments forts, importants, mais qui n’ont pas donné lieu à un vrai changement en termes de justice et de démocratie. La dignité est un terme intéressant. Il figure dans l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme [dont Hessel était l’un des rédacteurs, Ndlr] : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » La dignité, plus que la révolte, est quelque chose qui marque l’individu humain. Le citoyen est fier de sa dignité d’homme et quand elle lui semble attaquée, il est normal qu’il s’indigne. (...) Il y a énormément de choses à faire, et elles sont à portée de main de chacun. Il faut, par exemple, lutter contre une économie entièrement dominée par le profit, et on peut le faire en s’engageant par exemple dans l’économie sociale et solidaire. (...) Il faut écouter les gens, savoir ce qui les indigne, comprendre sur quoi on peut travailler avec eux, et non pas leur dire, comme le font les idéologues : voilà ce que tu dois faire. »(6)Justement, l’ouvrage de Georges Corm fait le procès de la mondialisation comme étant le fossoyeur des solidarités qui rentraient dans les prérogatives de l’Etat-Nation. Pour Bernard Gensane, l’ouvrage de Georges Corm est très utile de par sa remarquable dénonciation d’un néolibéralisme qui a réussi à faire dépérir l’État et ses fonctions de protection de la société. Bien au contraire. « La crise a été presque exclusivement traitée comme un problème de techniques et de pratiques bancaires et financières à réformer ou mieux contrôler. » « Éclipsant totalement le personnel politique qui leur a donné les clés d’un pouvoir non démocratique, les gouverneurs de banque centrale sont devenus des personnages « hors du commun ». (...) Le capitalisme financier est un monde sans foi ni loi, sans perspectives (hormis le profit à court terme), sans démarche programmatique. L’absence de contre-pouvoir politique à sa folle marche en avant, produit régulièrement des catastrophes (..) Dans le monde du capitalisme financier, « les questions essentielles ne sont plus débattues ». La gestion de la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été confiée à ceux qui polluent. Plus aucun responsable n’est inquiété. Madoff est condamné pour la galerie, mais pas Goldman-Sachs ni Alan Greenspan, responsable institutionnel de la spéculation boursière. Dans cette jungle, disparaissent le sens du bien public, le respect de l’État (« L’État n’est pas la solution, c’est le problème », disait Reagan). Son rôle même de producteur de richesses (éducation, formation professionnelle, santé, infrastructures, salaires des fonctionnaires dépensés en achat de biens produits par le secteur privé) n’est plus reconnu. Ce recul de l’État a favorisé, jusque dans les pays de tradition jacobine, une fragmentation de la société sous l’effet du multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Celui-ci tend, rappelle l’auteur, « à transformer les villes en ghettos urbains ethniques ou religieux et à réorganiser les quartiers suivant les niveaux de fortune ». Par ailleurs, le recul de l’État a permis un véritable inceste entre le monde des affaires et celui de la politique (Berlusconi, Hariri, Dick Cheney, les oligarches russes). »(7)
Dans une interview réalisée par Pascal Boniface, Gorges Corm explicite le fil conducteur de son ouvrage. Écoutons-le : « Le nouveau mode de fonctionnement du monde est constitué d’un pouvoir qui est mondialisé au sens où si l’on ne se plie pas à ses règles on est ostracisé ou combattu avec virulence et d’une économie qui est globalisée, c’est-à-dire ouverte à tous vents. Dans ce contexte, peut s’exercer ce que l’on appelle la dictature des marchés, c’est-à-dire celle des grands spéculateurs financiers, celle des agences de notation et des principaux médias économiques. (...) Il y a une formidable concentration de pouvoir politique, financier et économique, mais aussi médiatique, aux mains de quelques dirigeants politiques ou économiques et directeurs d’agences de financement et de fonds de placements et de banques. (...) L’ « industrie publicitaire » est le bras armé de ce système qui nous emprisonne. Il coûte 400 milliards de dollars par an qui sont payés par les victimes du système, c’est-à-dire les consommateurs. Vous imaginez ce qui pourrait être accompli avec cette somme dans le domaine des protections sociales qui se réduisent partout comme une peau de chagrin sous l’effet de l’idéologie néolibérale. (...) »(8)
L’un des arguments répété ad nauseam est la sécurité. Georges Corm écrit : « Rien n’a été plus propice au démantèlement de l’Etat de droit et de « providence » sociale que la grande peur suscitée par les questions sécuritaires dans un contexte idéologique largement préparé par l’idéologie du choc des civilisations, popularisée par le livre de Samuel Huntington qui ne fait que reprendre des thèmes éculés sur les risques de « déclin de l’Occident » face à l’Orient. Au thème de la subversion communiste a succédé celui du danger de « l’islamo-fascisme » dont George Bush fils avait fait son leitmotiv quasi quotidien. (...) Du côté de l’Orient musulman, la montée du fondamentalisme résulte de plusieurs facteurs, dont l’instrumentalisation des trois monothéismes au cours de la Guerre froide pour lutter contre l’extension du communisme, mais aussi la perpétuation de l’hégémonie américaine et les occupations militaires qu’elle a entreprises en Irak et en Afghanistan, sans parler du comportement israélien dans les territoires palestiniens occupés et l’appui que reçoit Israël des États-Unis et des gouvernements européens. »(8)
Totalitarisme
« Il en a assez, Georges Corm ! écrit Robert Solé. Assez d’entendre parler des exigences de la mondialisation. (...) Dans ce système, il ne voit que des sociétés déstructurées, des familles éclatées par des mouvements migratoires, des crispations identitaires mortifères, des Etats progressivement dépossédés de leurs compétences...On a jeté aux orties, selon lui, toutes les bases de l’éthique héritées de la Renaissance et des Lumières. Un totalitarisme de la pensée a été remplacé par un autre, écrit Georges Corm. Le système ne peut être critiqué qu’à la marge. Faire la révolution ? L’économiste libanais a passé l’âge des barricades. Il prône une « dé-mondialisation progressive » qui permettrait de « défaire les mécanismes les plus nocifs », mettre un terme aux absurdités économiques et sociales du système actuel et y « ramener de la raison et de l’éthique ». Ses espoirs se tournent pourtant du côté des Etats-Unis : parmi les facteurs possibles de changement, il parie sur « un déclin continu de la puissance économique américaine ». On ne sait si c’est d’abord une prédiction ou un souhait. »(9)D’où viendrait le salut ? Corm analyse « les forces du changement ». Au premier rang desquelles il situe le Forum social mondial, héritier des utopies planétaires de société universelle, juste et équitable. (...) En conclusion, Corm estime que l’on ne saurait faire l’impasse, malgré ses limites, sur l’État-Nation qui « exprime le désir d’une collectivité humaine d’être maîtresse de son destin par des mécanismes de représentation de ses membres et le contrôle des actes de ses dirigeants élus afin d’assurer la conformité et l’intérêt de la collectivité et de tous ses membres ».(7)
Il rejoint ce faisant, les écrits prophétiques de Bourdieu que nous avons cités plus haut. Il nous faut nous indigner car la mondialisation n’est, en définitive, pas autre chose que la dissolution des souverainetés-notamment les plus fragiles-par la marchéisation de tout, alors démondialiser selon le mot de Corm c’est repolitiser. L’Etat retrouvera alors sa légitimité.
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
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