sâmbătă, 9 mai 2015

Nicolas Trifon. LES MANELE, UNE MUSIQUE DE MÉTISSAGE PAN-BALKANIQUE

LES MANELE, UNE MUSIQUE DE MÉTISSAGE PAN-BALKANIQUE
Nicolas Trifon | samedi 9 mai 2015

A propos de la dégradation de la qualité de la musique dite tzigane en Roumanie au cours de ces dernières décennies et du succès populaire des manele, et de leur rejet dans les milieux intellectuels roumains à cause de leur vulgarité et de leur violence, Speranţa Rădulescu s’est exprimée en mai dernier dans une interview intitulée de manière suggestive : « Vous n’aimez pas les manele ? Mettez la main à la pâte et changez la société qui les a produits [1] ! »



Composées et interprétées surtout par des Roms, les manele sont un genre musical, né dans les quartiers périphériques ghettoïsés de Bucarest, très prisé dans les milieux roms et roumains populaires, surtout parmi les jeunes, d’inspiration orientale et balkanique. Plus ou moins apparentées au turbo-folk serbe, à la chalga bulgare ou à la laika grecque, les menele, qui reprennent en quelque sorte le relais de la musique tzigane traditionnelle, relèvent selon Speranţa Rădulescu de la « musique de métissage pan-balkanique [2] » .
« La musique traditionnelle s’est détériorée parce que les contextes qui pouvaient stimuler une musique de qualité se sont détériorés. Ceci, en raison des changements survenus dans la vie sociale, dans l’agriculture, dans la nouvelle vie urbaine. Mais elle a aussi changé parce que les musiques traditionnelles se sont métamorphosées. Le changement radical est survenu au début des années 1970, quand des musiciens [lăutarii] ont commencé jouer avec des amplis, modifiant ainsi le paysage sonore global. Puis, au début des années 1990, autre nouveauté, l’orgue a commencé remplacer toutes sortes d’instruments traditionnels. Enfin, la musique a été exposée à toute une série d’influences et de fusions et de nouvelles musiques ont fait leur apparition. Faut-il regretter ces fusions ? En réalité, les fusions produisent parfois des choses d’une étonnante qualité, comme la musique tzigane [lăutărească], qui est une fusion gréco-balkanico-roumano-tzigane.
On peut aimer ou non les musiques résultant des fusions. Personne ne t’oblige de les écouter. Mais tu ne peux pas les empêcher d’exister. J’estime qu’il serait criminel que de considérer qu’une musique doit être répudiée parce qu’elle n’est pas distinguée, ou parce qu’elle est trop balkanique, ou orientale, ou impure… Je pense que cette musique nous déplait, et je dois reconnaître qu’elle me déplait aussi, parce que la catégorie des personnes à laquelle elle est liée : les personnages interlopes, le gros bras, les infracteurs, nous déplait. Ceci se reflète aussi dans la musique. Les vers sont souvent des éloges aux puissants. Mais que faisaient au Moyen Age les trouvères et les troubadours. Et nos lăutari, aux mariages, ne se prosternaient-ils pas ? Ce qui a déragé nos intellectuels et les a conduit à faire la fine bouche c’est la couleur orientale des manele. L’Orient, les Balkans, signifient pour certains sauvagerie, manque de civilisation, révolte permanente. Et alors nous répudions cette musique, les manele, qui de toute évidence a des connexions étroites avec le monde balkanique. Nous avons là une première raison, il y en a aussi une autre : les roublards, les escrocs. Ainsi, il suffit qu’un chien aboie pour que tous se mettent à glapir. C’est ce que font mes étudiants, qu’ils aient écouté ou non des manele. Ils s’évanouissent à leur simple évocation. A moi, on me la fait pas. Cette musique existe, que voulez-vous ? Si vous ne l’aimez pas ne l’écoutez pas, personne ne vous oblige. Tu ne peux pas nier le droit d’écouter une musique à ceux qui l’aiment. Même pas aux escrocs. Je ne veux pas qu’il nous arrive la même chose que sous Ceausescu. (…)
Ceux qui répudient un certain type de musique se disent : « Je ne l’aime pas, elle ne devrait pas exister, elle nous montre sous un jour trop déplorable, fait de nous de grossiers personnages ! Mais les grossiers, les malotrus, les malappris ont aussi le droit d’exister. Moi non plus je n’aime pas les manele, sachez-le, mais c’est un phénomène trop puissant du présent pour que je puisse l’ignorer. Si les manele existent, il y a aussi la nécessité de les comprendre, de les étudier.
Mais toutes ces grossièretés ne naissent-elles pas à cause justement des manele ? Certainement pas ! C’est la société qui produit les manele, pas les manele qui modèlent la société. C’est cela qui est fou ! Vous n’aimez pas les manele ? Changez la société qui les produit, cette société dans laquelle les voleurs sont propulsés aux premières places. La société est celle qui se reflète dans les manele. Les boss, les magnats, ce sont eux qui exhibent ostensiblement l’argent pour impressionner et qui stimulent l’existence d’un tel phénomène. Ce n’est pas un hasard si les manele sont liés aux escrocs : ce sont eux qui sont au pouvoir. S’il n’y a plus personne pour les stimuler, les maneledisparaissent. Vous allez me dire qu’il y un tas de jeunes, de pauvres gamins qui adorent les manele. Ben oui, parce qu’ils aspirent eux aussi à frimer avec l’argent, à réussir, à se « réaliser » à n’importe quel prix, sur le dos des autres. En effet, les escrocs ont créé aussi un idéal social.

Nicolas Trifon

[2Speranţa Rădulescu, Taifasuri despre muzica ţigănească = Chats about gypsy music, Bucarest : Paideia, 2004, p. 95.

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