joi, 8 aprilie 2010

Pierre du Bois. Culture et guerre froide (1945-1953)

Culture et guerre froide (1945-1953)

« Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à
l'état de gramophone, et cela reste vrai que
l'on soit d'accord ou non avec le disque qui
passe à un certain moment »

George Orwell

D'une certaine manière, la guerre froide trouve son expression la plus intense dans les combats idéologiques et culturels. Des deux côtés, elle tend à mobiliser les forces vives de l'intelligence et de la création. A travers la propagande, c'est la légitimation et la promotion des politiques des uns et des autres qui sont enjeu. La recherche de la vérité, c'est l'évidence, est sacrifiée à la cause. La culture est associée, sinon assimilée, à la politique.
Toutes les canaux, toutes les tribunes sont utilisés. Tous les arts sont politisés. D'un côté comme de l'autre, des écrivains, des artistes, des savants, des cinéastes sont de piquet. De nouveaux mouvements, de nouvelles associations, de nouveaux journaux prennent naissance sous le feu des passions et des peurs. Partout sont lancées des campagnes de propagande et d'intoxication. A l'Est et l'Ouest, les mêmes mots sont utilisés. Paix, liberté, justice, démocratie. Mais c'est pour désigner des réalités opposées. Directement ou indirectement, Américains et Soviétiques pilotent, influencent, financent les mouvements, associations, journaux qui prennent naissance des deux côtés.
***
Du côté communiste, l'appareil est énorme. Sections de propagande des partis communistes. Services de presse des ministères. Ambassades et légations de l'URSS et des démocraties populaires. Organisations de façade. De plus, de 1947 à 1956, le Kominform - ou Bureau d'information des partis communistes - encadre et oriente l'action des PC.
Les communistes mettent en avant des vedettes, écrivains, journalistes, artistes, musiciens, scientifiques, qui servent d'emblème devant l'opinion publique. Que fait Picasso pour les communistes, alors qu'il n'est même pas exposé en URSS, sinon apporter son immense célébrité à la cause ?
A l'Est et dans les rangs communistes, écoles, associations, médias, institutions culturelles, meetings sont utilisés pour diffuser le message. Le fanatisme est dans l'air du temps. La ferveur des militants, comme l'écrit l'écrivain Pierre Daix, se nourrit sans cesse de nouvelles offensives. Culte outrancier du « petit père des peuples » qui est chanté sur tous les registres, défense et illustration sans réserve de l'URSS et dénonciation véhémente de l'ennemi. Le stalinisme ne laisse pas de place aux nuances. Le progrès, la justice, la démocratie d'un côté, le Business-Barbarentum, la barbarie capitaliste - pour citer l'écrivain communiste Alfred Kurella - de l'autre.2 L'Union soviétique est placée au-dessus de tout - et l'Amérique couverte de boue. Pas de nuance entre l'éloge et la diffamation. L'outrance verbale fait partie des usages courants. Et avec l'outrance, la calomnie et l'insulte.
A côté des PC, les organisations de façade diffusent la propagande de Moscou. Associations d'étudiants, regroupées dans l'Union internationale des étudiants, mouvements
i Pierre Daix, J'ai cru au matin, Paris, 1976, p. 228.
2 Alfred Kurella, Ost und West, Vienne, Verlag „Die Briicke", 1948, p. 259.
déjeunes réunis autour de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, syndicats ouvriers affiliés à la Fédération syndicale mondiale, organisations féminines qui font partie de la Fédération démocratique internationale des femmes, groupes de juristes intégrés à l'Association internationale des juristes démocrates ou les sociétés d'amitié avec l'URSS véhiculent les mots d'ordre et défendent les intérêts de l'Union soviétique.
C'est « le vrai visage de l'URSS », selon les termes de Michel Buenzod, secrétaire de l'Association Suisse-URSS, que les communistes en Occident entendent faire connaître.1 Tout cela fait partie du « travail de masse » qui vise, comme le note le communiste autrichien Karl Altmann en 1948, à renforcer la confiance des masses dans les communistes.2
La paix figure parmi les thèmes porteurs des communistes. Depuis les années vingt, elle fait partie de la rhétorique du Kremlin. Après la Seconde Guerre mondiale, elle retrouve une nouvelle actualité. Point de discours, point de déclaration, point de résolution de politique internationale qui ne la mentionnent. A Sklarska Poreba, lors de la réunion constitutive du Kominform, Jdanov y fait référence. La menace atomique, le revanchisme allemand, la mainmise américaine sur l'Occident donnent le ton au Mouvement de la paix que mettent en place les communistes pour combattre sur le terrain de la propagande les Américains et leurs alliés occidentaux. Alors qu'elle appartient à la propagande courante des PC et des médias communistes et qu'elle apparaît d'une manière révélatrice dans le titre du journal du Kominform, Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, dont le premier numéro sort le 10 novembre 1947, la paix est relayée avec une résonance particulière par le mouvement pacifiste. D'abord sceptique, si l'on en croit l'historien Dimitri Volkogonov, Staline comprend rapidement toutes les possibilités qu'ouvre une campagne axée sur la paix.3 D'après la résolution du Kominform - reprise d'un discours de Mihail Souslov - de la deuxième quinzaine de novembre 1949, « les partis communistes et ouvriers des pays capitalistes considèrent de leur devoir de fusionner la lutte pour l'indépendance nationale et la lutte pour la paix; de dénoncer inlassablement le caractère antinational, le caractère de trahison de la politique des gouvernements bourgeois devenus les commis avoués de l'impérialisme agressif d'Amérique; d'unir et de rassembler toutes les forces démocratiques du pays autour des mots d'ordre d'abolition de l'asservissement ignominieux aux monopoles américains et de retour, à l'extérieur et à l'intérieur, à une politique indépendante répondant aux intérêts nationaux ».4
Le message est véhiculé par les arts, le cinéma, la littérature. « Lutter pour la paix est le premier devoir des intellectuels » déclare en 1949 l'écrivain brésilien Jorge Amado. L'écrivain français André Stil sort en 1950 La Seine a pris la mer et six autres histoires pour la paix.6 En Italie, le peintre communiste Armando Pizzinato réalise en 1950-1951 sous le titre « Tous les peuples veulent la paix » un tableau qui montre des travailleurs dressés contre des canons. En 1951, Picasso et Eluard réalisent ensemble un livre, Le visage de la paix, qui illustre le mot d'ordre.7 Le grand art au service de la cause. « L'architecture de la paix / Repose sur le monde entier. » Les deux vers d'Eluard sont presque un slogan. Des unions des arts plastiques ouvrent des concours sur « le grand thème de la défense de la paix ». Dans La
1    Michel Buenzod, « Avertissement », in André Bonnard, Littérature soviétique, Lausanne, 1948, p. 8.
2    Karl Altmann, « Die Bedeutung der Arbeit in den Massenorganisationen », in Die Gemeinschaft.
Lnformationsblatt der KPO fur die Aktivisten in Organisationen und Vereinen, no 1, mars 1948.
3    Dimitri Volkogonov, Staline. Triomphe et tragédie, Paris, 1991, p. 475.
4    Résolution du Kominform, non datée, Fonds Jean Vincent (FJV), Archives fédérales suisses (AFS), Berne.
5 Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, 1er août 1949. " André Stil, La Seine a pris la mer et 6 autres histoires pour la paix, Paris, 1950. ' Le visage de la paix par Picasso et Eluard, Paris, 1951. Edition tirée à 2.250 exemplaires.

beauté du diable, un film de 1950, le cinéaste René Clair aborde de manière allégorique la menace atomique qui pèse sur l'humanité tout en affirmant sa foi dans l'homme. « L'art au service de la paix » en résumé.
C'est en août 1948 que, sur l'initiative des Polonais, est réuni à Wroclaw le Congrès mondial des intellectuels pour la paix et la libre circulation des inventions et découvertes, dont la présidence est confiée à Alexandre Fadeiev, le secrétaire général de l'Union des écrivains de l'URSS. Des personnalités de tout premier plan confèrent un lustre particulier à la rencontre. Picasso, Eluard, Fernand Léger, Vercors, Renato Guttuso, Ilya Ehrenbourg, Andersen-Nexô, Georg Lukacs, Julian Huxley, Irène Joliot-Curie. Des artistes et des intellectuels réputés du côté de la paix. Et donc de l'Union soviétique. Voilà le sens du message.
En avril 1949, Paris et Prague - où se rendent ceux qui n'ont pas reçu le visa des autorités françaises - accueillent le premier congrès du Mouvement mondial des partisans de la paix. Il importe de donner un caractère représentatif au Comité aussi bien du point de vue géographique que politique. De là le choix des membres qui viennent de différents horizons. C'est à Frédéric Joliot-Curie « membre de l'Institut, prix Nobel » qu'est confiée la présidence du bureau du comité du Congrès mondial des partisans de la paix. Aragon, Gabriel d'Arboussier, secrétaire général du Rassemblement démocratique africain, Lazaro Cardenas, ancien président du Mexique, Alexandre Fadeev, Kuo Mo Jo, l'écrivain chinois, le socialiste italien Pietro Nenni comptent parmi les membres du comité. Il va de soi qu'entre le Mouvement de la paix, dont le secrétariat se trouve à Prague, et les PC, les actions sont étroitement coordonnées.
La peur, voire la hantise, de la guerre qui sévit des deux côtés du rideau de fer contribue au succès du Mouvement. « La paix est comme suspendue à un fil ». La formule est de Maurice Thorez, le secrétaire général du Parti communiste français. Elle est lâchée en avril 1950, lors du Xlle Congrès du PCF. Lancé en mars de la même année, un Appel pour la mise hors la loi des armes atomiques, connu sous le nom d'Appel de Stockholm, rencontre un écho manifeste à travers le monde. « Nous exigeons l'interdiction absolue de l'arme atomique, arme d'épouvante et d'extermination massive des populations. Nous exigeons l'établissement d'un rigoureux contrôle international pour assurer l'application de cette mesure d'interdiction. Nous considérons que le gouvernement qui le premier utiliserait, contre n'importe quel pays, l'arme atomique, commettrait un crime contre l'humanité et serait à traiter comme criminel de guerre ».2 Et d'appeler « tous les hommes de bonne volonté dans le monde à signer cet appel ». Combien de signatures sont-elles récoltées? Sept-cent millions, dont cent quinze millions dans la seule Union soviétique, d'après la direction du Mouvement. Les chiffres sont sans doute outrés. Mais qu'importe. Les communistes, par leur campagne, réussissent un remarquable coup de publicité.
Les cartes sont claires. C'est le camp socialiste et anti-impérialiste qui mène les opérations. Pour une paix durable, pour une démocratie populaire fait ouvertement état du rôle des communistes dans la lutte pour la paix. « Les communistes se trouvent naturellement aux premiers rangs de ce grand mouvement. Ils ne se laisseront pas intimider par la répression
barbare déclenchée aujourd'hui contre eux par les fauteurs de guerre impérialistes » Le Français Victor Joannès, membre du Comité central du PCF, déclare dans les Cahiers du communisme en octobre 1950: « A la tête des partisans de la paix, sont les glorieux et pacifiques peuples soviétiques avec leur Etat socialiste qui encourage et soutient toutes les
1 Les Lettres françaises, 20 septembre 1951.
2 « Appel du Comité du Congrès mondial des partisans de la paix », in Les Partisans de la paix, no 9, avril 1950, p. 2.
3 Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, 13 octobre 1950.

initiatives en faveur de la paix, qui ne se lasse point de faire des propositions de paix ».! C'est la reconnaissance - tournée en éloge litanique de la « patrie du socialisme » - d'un état de fait. Les communistes considèrent que la paix est en quelque sorte leur exclusivité. A Berlin-Est, les autorités font enlever en été 1950 des affiches de l'Eglise évangélique, où sont inscrits des messages de paix.
Nouvel avatar de la propagande communiste en décembre 1950, quand Staline évoque dans une interview à la Pravda la conclusion d'un pacte de paix avec les cinq grandes puissances.2 Voilà le pacte de paix érigé à son tour en slogan mobilisateur. Réuni à Berlin, le Conseil mondial de la paix décide, en février 1951, d'en faire le mot d'ordre de sa seconde campagne. « Les peuples exigent unanimement la conclusion d'un Pacte de paix entre les grandes puissances » titre en mai 1951 Pour une paix durable, pour une démocratie populaire. Le mot d'ordre est diffusé partout. En Italie, lors d'élections municipales, le PCI en fait l'un de ses slogans.
Le thème de la paix est complété par celui de la coexistence pacifique. Quand les deux termes commencent-ils à être utilisés ? A deux lecteurs qui interrogent la Pravda le 28 mars 1950 sur les relations Est-Ouest, l'académicien Leontiev répond en affirmant l'inévitabilité de la coexistence des deux systèmes capitaliste et socialiste, malgré la campagne de calomnies « des impérialistes » qui cherchent à rejeter sur l'Union soviétique la responsabilité de la tension internationale.4 En 1952, Staline donne à la coexistence pacifique toute sa résonance. Au journaliste américain James Reston, il déclare en décembre 1952: « Il serait possible qu'une (rencontre des chefs des grandes puissances) fût utile; la coexistence pacifique du capitalisme et du communisme est pleinement possible s'il existe un désir mutuel de coopérer, si l'on est prêt à remplir les engagements contractés, si l'on observe le principe de l'égalité et de la non-immixtion dans les affaires intérieures des autres Etats. »5 C'est là une vieille idée que Staline avait déjà défendue en 1927 dans son rapport au XVe Congrès du PC (b). Il en résulte le devoir dévolu aux communistes de maintenir des relations pacifiques avec les pays capitalistes.
La faute aux Américains et à leurs alliés si le monde court à la guerre. Point de nuance dans la démonstration. Les faits, les chiffres sont revus, corrigés, dénaturés, niés, inventés. C'est la règle de la propagande. Jean Laffitte, secrétaire général du Comité mondial, déclare en mars 1950 : « En Union soviétique, les dépenses pour la défense nationale représentaient en 1949 : 18 % du budget. Les dépenses sociales et culturelles : 26 %. Aux Etats-Unis, les dépenses militaires (...) ajoutées à celles résultant de la dernière guerre, atteignent, en gros, 69 % du budget total. Par contre, les dépenses pour l'éducation, la santé publique et la sécurité sociale, atteignent seulement 6 %. »6
D'autres thèmes, plus nationaux, sont exploités par les partis communistes. Périodiquement, les PC établissent des fiches de propagande où sont inscrits les thèmes du moment. En date du 31 mars 1951, le PCF consacre au plan Marshall une fiche qui le dépeint de la manière la plus noire, une autre au Pacte atlantique qui est du même tabac. Il va de soi que tous les crimes sont imputés aux Etats-Unis: recrutement de « fascistes comme gardiens de la démocratie », « intervention armée des Etats-Unis dans les affaires intérieures des Etats signataires », utilisation du « peuple français comme piétaille », déclenchement de « la course
1 Victor Joannès, « Le front unique, c'est l'action organisée des masses populaires », in Cahiers du communisme, octobre 1950, p. 3.
^■Pravda, 17 décembre 1950.
3
Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, 25 mai 1951. A Pravda, 28 mars 1950.
^ Staline, Derniers écrits, Paris, 1953, pp. 80-81. " Les partisans de la paix, no 9, avril 1950, p. 21.
aux armements ».1 Des accents nationaux ne sont pas délaissés. Le PCF parle d'un communisme aux couleurs de la France. Le critique André Wurmser, des Lettres françaises, a même cette formule catégorique à propos du PCF: «Il est le parti de la paix, il est le parti de la France, il est - surtout - LE PARTI QUI A TOUJOURS RAISON » (en majuscules dans le
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texte. Le Parti communiste autrichien lance une campagne sur le thème: « Communistes, les plus fidèles fils de la nation ».3
Les jeunes intéressent directement les communistes. Congrès et festivals sont organisés autour de la paix et d'autres thèmes mobilisateurs. Le Festival mondial de la jeunesse, qui a lieu en Hongrie au mois d'août 1949, rassemble près de dix-mille délégués. En 1951, à Berlin-Est, c'est un million et demi déjeunes qui sont réunis en présence des artistes et des écrivains communistes les plus célèbres et des délégués de tous les pays en lutte. Une affiche, où Staline apparaît sur fond rouge, étale en caractères d'or le slogan de la manifestation qui est signé par « le plus sage des guides »: « Nous sommes pour la paix et nous défendons la cause de la paix ».4 La mobilisation est extrême. « Tout est mis en oeuvre, rapporte un jeune Suisse qui y participe, pour créer l'enthousiasme: la musique sort à plein régime des hauts-parleurs installés sur les principales artères, des milliers de drapeaux de tous les pays du monde claquent dans le vent de fête, on danse, on rit, on chante, des centaines déjeunes vous envoient un « Freundschaft » cordial (...) ».5 Placé sous le signe de Staline, ce festival de la jeunesse et des étudiants pour la paix s'inscrit dans le cadre des offensives de propagande que, sous couvert d'idéaux universels, l'URSS mène à ses propres fins dans le climat exacerbé de la guerre froide.
Les mots trahissent, du reste, les intentions. A travers l'enthousiasme des militants perce une atmosphère de haine. Point de paix neutre. Mais une paix dure, haineuse, où l'ennemi - le vilain Américain - est clairement désigné à la vindicte des partisans. Et quand ce n'est pas l'Américain, c'est l'Allemand, celui de l'Ouest, ou encore le Yougoslave. En août 1951, dit Charles Tillon, « on parle d'un danger de guerre venant de la Yougoslavie sur fond d'une provocation américaine. »6
Le discours du Mouvement de la paix recoupe les mots d'ordre des Partis communistes. Même dénonciation répétitive du Plan Marshall, identifié à une entreprise de conquête de l'impérialisme américain, du Pacte atlantique, « forme de préparation à la guerre contre l'URSS », du réarmement de l'Allemagne revancharde. « Tous les peuples du monde ont un intérêt vital à lutter contre la menace d'une nouvelle guerre, contre l'emploi de l'arme atomique, lit-on dans la revue du mouvement. En Amérique, et en Europe, seuls les cercles dirigeants agressifs qui mènent une politique de conquête ont intérêt à déclencher une nouvelle guerre et à employer l'arme atomique. »7
Le délire atteint à son comble pendant la guerre de Corée. Les communistes exploitent à fond l'événement. Le vocabulaire dépasse alors toute mesure. Des accusations presque insensées sont portées dès l'été 1950 contre les Américains. Le ton est donné par Moscou. L'injure, la calomnie sont sans limite. D'un article à l'autre, d'un discours à l'autre, les mots changent mais l'outrance reste la même. Tous les partis, toutes les organisations de front sont mobilisés. Des universitaires, des artistes, des écrivains répondent aux mots d'ordre.
1 Fiche de propagande (31 mars 1951), Pacte atlantique, FJV, AFS, Berne.
2 André Wurmser, «Un peu trop haut et beaucoup trop bas », Les Lettres françaises, 25 octobre 1951. ^ Kommunisten, die treuesten Sôhne der Nation, Vienne, 1947. 4 Collection personnelle.
^ Claude Weber, « Au festival communiste de Berlin », in Gazette de Lausanne, 1/2 septembre 1951. " Charles Tillon, Un « procès de Moscou » à Paris, Paris, 1971, p. 70. ' Les partisans de la paix, no 9, avril 1950, p. 5.
L'écrivain Roger Vailland consacre à la guerre de Corée sa pièce Le colonel Fosterplaidera coupable.
En URSS, dans les démocraties populaires, des meetings de protestation « contre l'agression américaines » sont organisés autour du mot d'ordre « Bas les mains devant la Corée ». Uagitprop établit un parallèle entre les bombardements et incendies qu'ont subi les villes russes durant la Seconde Guerre mondiale et ceux que connaît la Corée par suite de 1' « agression des impérialistes, fomentateurs de guerre, américains ».
Au début de 1952, tombe une nouvelle accusation, bien plus terrible encore. Les communistes et les pacifistes imputent aux Américains le recours à l'arme bactériologique en Extrême-Orient. Liée à la psychose de guerre, une entreprise de bourrage de crâne, énorme, hallucinante et hallucinée est montée par les communistes et les partisans de la paix. En avril 1952, Pour une paix durable, pour une démocratie populaire rapporte « les atrocités monstrueuses des impérialistes américains ».2 Des épidémies de peste, en Chine et en Corée du Nord sont attribuées à l'action des « impérialistes ». « La guerre de la peste que mènent les Américains en Corée » titre le périodique du parti communiste autrichien Fur und Gegen} Le rapport de la commission d'enquête chinoise et les allégations du Conseil mondial de la paix ont beau fourmiller d'invraisemblances et d'anomalies, rien n'y fait; la rumeur selon laquelle des projectiles sont remplis de microbes tourne en hallucination collective. L'hebdomadaire du Kominform Pour une paix durable, pour une démocratie socialiste, qui paraît en dix-huit langues, enjoint en avril 1952 de « mettre à la raison les criminels de la guerre bactériologique ».4 Au début du mois de mai 1952, à l'annonce de la prochaine visite à Paris du général Ridgway, les communistes appellent à des manifestations massives. « Le peuple de Paris ne tolérera pas de criminel de guerre dans la capitale » lance L'Humanité.5 Le 28 mai, des dizaines de milliers de pacifistes, sous l'impulsion du Mouvement de la paix et du parti communiste, manifestent contre la venue du général Ridgway, commandant des forces américaines en Corée, que l'extrême gauche - qui l'appelle « Ridgway la Peste » - tient pour responsable des « crimes » américains en Corée. En 1952, Pablo Picasso, qui a déjà dessiné la colombe de la paix et peint Massacres en Corée, réalise à Valauris un ensemble monumental, La guerre et la paix, qui renvoie directement aux événements d'extrême-orient. Y figure en particulier un char de la mort qui sème les microbes de la guerre bactériologique.
Sur ordre de Staline, toutes les forces de la paix sont mobilisées contre la présence des Etats-Unis en Europe et contre le réarmement éventuel de la République fédérale d'Allemagne que semble commander la défense de l'Occident dans un contexte de tension internationale très vive et, à partir de 1951, contre la Communauté européenne de défense. Jacques Duclos déclare devant le Comité central en février 1951: « C'est par millions et par millions que les signatures contre le réarmement allemand doivent être recueillies. »6 Le leader communiste indique dans la même intervention comment les communistes doivent « lever dans les usines et dans les villages une armée de propagandistes » en vue de répondre à la propagande de l'adversaire. C'est encore la soi-disant collusion de la RFA avec les criminels de guerre, la « réhabilitation des bourreaux », le retour en force d'anciens nazis sur les devants de la scène que dénoncent sans répit les médias communistes.
1 Roger Vailland, Le colonel Foster plaidera coupable, pièce en 5 actes, Paris, Paris, 1951
2    Pour une paix durable, pour une démocratie populaire,   
Fur und Gegen, avril 1952.
Pour une paix durable, pour une démocratie populaire, 18 avril 1952.
5    L'Humanité, 8 mai 1952.
" France nouvelle, 17 février 1951.
Un immense battage est fait autour des Américains Julius et Ethel Rosenberg. En avril 1951, les Rosenberg ont été condamnés à la chaise électrique pour espionnage au profit de l'Union soviétique. Les communistes orchestrent alors une campagne monstre pour les sauver - et pour ternir un peu plus dans les milieux progressistes l'image des Etats-Unis. Persuadées de leur innocence, des millions de personnes protestent à travers le monde. Une affiche qui montre le président Eisenhower tout sourire, où les dents ont été remplacés par des chaises électriques, fait un tabac. Lors de leur exécution, le 19 juin 1953, ce sont encore les communistes qui organisent à Paris, à Londres, à Rome des démonstrations de rue.
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Aux entreprises des communistes répondent celles des non-communistes à l'Ouest. La montée des tensions, le sort de l'Europe centrale et orientale, le défi que représente le communisme poussent les Occidentaux à répondre aux Soviétiques et à leurs partisans sur le même terrain. Le secrétaire au commerce Averell Harriman recommande en octobre 1947 le renforcement et le développement du programme d'information destiné à l'étranger qui manque, selon lui, de moyens et de personnel. « La radio est le seul moyen de franchir les frontières qui sont barricadées contre la vérité. Et notre seule arme doit être la vérité. »!
La United States Information Agency (USIA) est mobilisée en vue de défendre et de promouvoir les idéaux de l'Occident libéral. En Allemagne, le général Clay fait publier dans des journaux des photographies où Staline et Ribbentrop, Hitler et Molotov semblent fraterniser. Le Département d'Etat sort une brochure sur « les aspects de la politique étrangère américaine » qui rejette sur l'Union soviétique l'entière responsabilité de la crise. Le blocus de Berlin accentue encore la campagne de mobilisation anticommuniste. L'ancienne capitale du Reich devient le symbole de la résistance à l'URSS. Le pont aérien représente un immense succès de propagande.
Aux Etats-Unis, en Europe occidentale, des catholiques, des libéraux, des conservateurs, des socialistes en appellent au combat contre le totalitarisme au nom des valeurs chrétiennes, de la démocratie, de la liberté, voire de l'Europe unie.
Au manichéisme de l'Est fait pendant celui de l'Ouest. En 1950, le Conseil national de sécurité, à Washington, évoque « la polarisation du pouvoir qui inévitablement oppose la société esclave à la société libre » en arguant que l'URSS « est animée par une foi nouvelle, fanatique, antithétique à la nôtre. »2
Congrès, festivals de la culture, associations de défense, radios, publications, campagnes de tracts et d'affiches traduisent en termes concrets la mobilisation idéologique de l'Occident.
Point de front uni. Mais plutôt des initiatives en ordre dispersé. Pour ne pas laisser le monopole de la paix aux seuls communistes, le Saint Siège récupère en 1950 Pax Christi, un mouvement créé après la guerre en vue de rapprocher Français et Allemands. A partir des Nouvelles équipes internationales, des démocrates chrétiens envisagent dès le printemps 1947 la création d'une sorte d' « internationale chrétienne » destinée à renforcer la lutte contre le
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communisme. A Genève, le Français Georges Bidault, l'Allemand Konrad Adenauer et d'autres leaders catholiques tiennent cinq réunions dans le plus grand secret en 1948 et 1949. C'est le 1er juillet 1949 que le Saint-Office condamne, dans un décret, le communisme athée, lançant une forme de croisade religieuse et morale en vue d'assurer la pérennité de la civilisation chrétienne.
1    Le Monde, 16 octobre 1947.
2    Voir Walter LeFeber, America, Russia and the Cold War, 1945-1975, New York, 1976.
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Voir Philippe Chenaux, Une Europe vaticane? Entre le Plan Marshall et les Traités de Rome, Bruxelles, 1990.
Un peu partout, en Occident, le pacifisme dans sa version communiste est dénoncé comme un miroir aux alouettes. Après l'éclatement de la guerre de Corée, des nouveaux arguments sont fournis aux Occidentaux pour épingler la supercherie. Dean Acheson, le secrétaire d'Etat américain, souligne en juillet 1950 l'aspect mensonger de l'appel de Stockholm que fait ressortir le soutien qu'accordent les pacifistes à l'agression dont s'est rendue coupable la Corée du Nord. Nombreux sont ceux qui, à l'instar du ministre américain, relèvent la contradiction entre l'attaque nord-coréenne, inspirée ou non par Moscou, et le pacifisme que défendent les communistes.
La propagande de l'Est ne laisse pas indifférent l'Occident. L'écho que rencontre l'appel de Stockholm éveille inquiétudes dans les capitales occidentales. En Italie, le président du Conseil Alcide De Gasperi, attentif aux effets de la propagande alarmiste des communistes et de leurs alliés, confie au ministre de l'éducation Gonella la mission de mettre sur pied une contre-propagande, en particulier auprès des jeunes, en vue de « défendre la nation contre les manoeuvres de la cinquième colonne ». Au lendemain de l'attaque nord-coréenne, la DC fait placarder une affiche où le danger communiste est figuré sous les espèces d'une araignée rouge, dont les pinces s'étendent sur la Corée du Sud.
Saisis par un certain sens de l'urgence, des intellectuels libéraux entreprennent de lutter contre la menace communiste par la promotion des valeurs de liberté et de démocratie et par la défense de « l'héritage culturel ». Installé depuis 1945 en Allemagne, le journaliste américain Melvin Lasky lance en octobre 1948, à Berlin, en plein blocus, la revue DerMonat qui représente très vite un phare de la liberté face à l'Est. En Italie, des intellectuels et universitaires libéraux de toute tendance rassemblent leurs forces lors d'un congrès intitulé « Europa, cultura e liberta » d'intonation anti-totalitaire qui a lieu la même année 1948. Aux Etats-Unis, la réplique intellectuelle au « mouvement communiste international » s'esquisse en 1949. En réponse à une Cultural Conférence for World Peace, qui a lieu en mars à New York, se tient une importante réunion publique qui débouche sur la constitution de Y American Committee for Cultural Freedom placé sous la présidence du philosophe Sidney Hook. L'enjeu est clair. C'est de protéger l'Amérique contre le communisme, alors que « le Kremlin déploie sa force dans les deux hémisphères pour miner les Etats-Unis, son dernier obstacle
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principal vers la conquête du monde. »
C'est aussi à une échelle plus européenne, voire mondiale, que des efforts de rassemblement sont entrepris. « Décidés à s'opposer aux entreprises totalitaires contre la pensée libre », des écrivains, des artistes, des savants fondent en 1950, à Berlin, le Congrès
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pour la liberté de la culture - que soutient et finance à leur insu la CIA. A côté de grands anciens comme Benedetto Croce, John Dewey, Karl Jaspers, Salvador de Madariaga, Jacques Maritain ou Bertrand Russel, qui patronnent le mouvement, apparaissent James Burnham, Denis de Rougemont, Arthur Koestler, Carlo Schmid, Eugen Kogon, Ignazio Silone, Guido Piovene, David Rousset décidés à faire entendre « la voix de la liberté » dans les combats de leur temps. Certains sont de droite, d'autres de gauche; d'autres encore hors courant; mais tous partagent le même refus du totalitarisme. « En ce qui concerne la liberté politique et intellectuelle, observe Arthur Koestler, il n'y a pas de différence réelle entre l'Angleterre socialiste et les Etats-Unis capitalistes, tandis que dans le domaine de la non-liberté, il y en a
i Un premier American Committee for Cultural Freedom est apparu durant les années trente.
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Sidney Hook, Heresy, Yes, Conspiracy, No, New York, 1953, p. 11.
3
Voir Frances Stonor Saunders, Who Paid the Piper ? The CIA and the Cultural Cold War, Londres, 1999; Pierre Grémion, Intelligence de l'anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris 1950-1975, Paris, 1995.
peu entre la Russie socialiste et l'Espagne fasciste. » Parmi les thèmes qu'abordent les congressistes, l'existence de camps de concentration en Union soviétique rencontre une résonance particulière. C'est, à n'en pas douter, la confirmation et l'illustration du caractère totalitaire de l'URSS. L'historien suisse Walther Hofer observe dans les Schweizer Monatshefte en 1950 : « Le « monopole de la propagande » des partisans de la paix dominés par les Soviétiques et d'autres formations communistes camouflées devrait être enfin brisé. »2 Un secrétariat international est établi à Paris, des comités nationaux sont constitués dans une dizaine de pays en vue d'élargir l'audience du Congrès. Des actions de tous ordres sont entreprises pour combattre le communisme et le franquisme et promouvoir les valeurs de l'Occident. Mise sur pied en 1952 d'un Festival des arts. Publication de brochures. Organisation de meetings, de rencontres, de semaines d'études et de colloques. Envoi de messages et d'adresses à des personnalités et à des institutions.
Dès 1951 sortent des revues qui sont en quelque sorte les haut-parleurs du rassemblement. Preuves est la première à paraître, suivie de Cuadernos del Congreso por la libertad de la cultura, puis, plus tard, d'Encounter en Angleterre et, sous la direction de Silone, de Tempo présente en Italie. « Nous sommes plutôt faibles devant la propagande totalitaire » déclare Denis de Rougemont dans Preuves en avril 1951.3
Non sans écho, des rencontres d'écrivains, des livres de combat, des festivals de culture prolongent l'action des intellectuels et des artistes du Congrès. En 1952, à Paris, le secrétaire de l'association, le Russe émigré Nicolas Nabokov, cousin de Vladimir, organise un festival des arts qu'il intitule « les chefs d'oeuvre du XXe siècle » pour affirmer la valeur et le rayonnement de la culture libre, par contraste avec les arts qui, en Union soviétique, sont « en proie aux plus odieuses répressions ».4
D'autres périodiques prennent position dans la bataille en cours. Aux côtés de la vieille presse libérale ou conservatrice, de nouvelles publications assurent la défense du « monde libre ». Lancé en 1948 par l'ancien collabo Georges Albertini, devenu une éminence grise de la Quatrième République, le Bulletin d'études et d'informationspolitiques et internationales (BEIPI) est entièrement consacré au communisme, en particulier aux « pays du bloc soviétique ». Il en va de même, en Suisse, de la revue la Défense de l'Europe que dirige le Lausannois Jean Baumgartner. Lancée en 1948, elle porte initialement le sous-titre évocateur « revue d'action anticommuniste ». Des revues littéraires d'émigrés représentent dans leur langue respective - en russe Literaturny Sovremennik, en polonais Kultura, en roumain Orizontori, en hongrois UjMagyar Ut - des « voix de la liberté ».
La mobilisation passe encore par la littérature populaire. Le roman d'espionnage raconte les exploits des bons - les occidentaux - contre les méchants - les Soviétiques. Le combat entre le bien et le mal est même l'un des ingrédients du genre.
Média populaire par excellence, le cinéma reflète les enjeux du moment. A peine entré dans le langage courant, le « rideau de fer » donne son nom, en 1948, à un film de Hollywood. Conspirations subversives minant la démocratie, menace extérieure, toile d'araignée de l'espionnage communiste, oppression qui règne à l'Est forment la trame des scénarios. Haïssable, le communisme l'est dans ses moyens et dans ses fins, comme le montre le célèbre film de Henry Hathaway, Diplomatie Courier, réalisé en 1952. Une trentaine de films sur le communisme en Europe sortent des studios américains. En Italie, en France, quelques-uns de ces films suscitent des protestations des partis communistes. En 1949, à
i Discours prononcé par Arthur Koestler lors du Congrès pour la liberté de la culture, Journal de Genève, 11
juillet 1950.
2    Walther Hofer, « Die Freiheit hat die Offensive ergriffen », in Schweizer Monatshefte, août 1950, p. 273.
3    Denis de Rougemont, in Preuves, avril 1951, p. 1.
4    Voir aussi Nicolas Nabokov, Cosmopolite, Paris, 1976, pp. 342-344.
Rome, deux cinémas qui projettent Iron Curtain de William Wellman sont en partie détruits par des activistes.
A dire vrai, l'impact du cinéma américain consiste surtout dans l'exportation massive de films made in Hollywood aux quatre coins du monde. Alors que la production européenne reste assez limitée malgré une reprise après 1945, c'est par centaines que ces films envahissent les écrans en Europe. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Grèce, ils dominent le marché. Même en Italie, où le cinéma national occupe une place importante ils représentent 1 immense majorité
Autre procédé qu'utilisent les Américains, celui qui consiste à revoir et à raccourcir des films plus anciens. Distribué en Allemagne, Casablanca, qui date de 1942, est ainsi ramené à quatre-vingts minutes et rendu presque méconnaissable en raison de la synchronisation : toutes les références au Troisième Reich et au régime de Vichy ont été effacées et la figure du résistant Victor Laszlo transformée en un physicien atomiste norvégien.2
Un peu partout dans le monde occidental, des associations, des clubs, des mouvements, des centres d'information mènent la lutte contre le communisme. A Paris, en 1948, est fondé un Front anticommuniste international, dont la présidence est confiée au député André Mutter. Selon un communiqué, le but de la nouvelle association « est de s'opposer au Kominform directement, sur tous les terrains, avec les mêmes moyens ».3 En octobre 1950, une très confidentielle « Action internationale anticommuniste » adresse aux missions diplomatiques de l'Est des lettres de menaces. « Dans cette lutte, l'AIAC ne se sentira liée par aucune loi, ni convention » souligne le chef de l'Action.4 « Paix et liberté », sous la conduite du député radical-socialiste Jean-Paul David, entreprend dès 1950 de combattre « l'hydre rouge » par les mêmes armes : newsletters, tracts, brochures, affiches, étiquettes.5 Pour riposter au Mouvement de la paix, il fait placarder aux quatre coins de la France une affiche où figure sur fond rouge une colombe en forme de char d'assaut soutenue par une légende explicite: « La colombe qui fait boum ». Il poursuit encore son action par le truchement de sa revue, Paix et Liberté. Le mouvement essaime dans le reste du « monde libre » - en Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, au Danemark, en Allemagne fédérale, en Italie, en Suisse, en Grèce, en Turquie, où des groupements « Paix et liberté » mènent la lutte contre les communistes.
Tout est bon pour discréditer l'adversaire. A commencer par les rumeurs. Voilà les « révolutionnaires marxistes » accusés sans preuve d'ourdir des complots contre la sécurité de l'Etat, de se livrer à des actes de sabotage, à des menées subversives, de recevoir des armes de l'URSS. Des campagnes répétées de discrédit des PC sont menées par la presse conservatrice. Il est clair pour toute la droite que la démocratie court de graves dangers et que des mesures pour rendre les communistes inoffensifs sont nécessaires. Des affiches communistes sont censurées, des pamphlets interceptés lors de distribution dans la rue, des voitures radio confisquées, des orateurs communistes étrangers expulsés.6 Attisé par la guerre de Corée, l'anticommunisme atteint son paroxysme au début des années cinquante.
Certaines associations visent à aider les victimes du totalitarisme. En Allemagne, Margarete Buber-Neumann, ancienne déportée des camps soviétiques et hitlériens, met sur pied un Befreiungskomitee fur die Opfer totalitàrer Willkùr, un Comité pour la libération des
1 Carlo Lizzani, // cinéma italiano 1895-1979, t. 1, Rome, 1979, p. 137.
2    Michael Marek, « Pearl Harbor als Fanal fur Hollywood. Wie in Casablanca Propaganda und Unterhaltung
sich verbunden», Neue Zûrcher Zeitung, 7 décembre 2001, p. 67.
3    Défense de l'Europe, no 1, juin 1948, p. 22.
4    Fonds Jean Vincent, Archives fédérales suisses , Berne.
VoirR. Sommer, «    », L'Histoire, décembre 1981, pp. 26-35.
" Voir Hans Depraetere et Jenny Dierickx, La guerre froide en Belgique. La répression envers le PCB et le FI, Anvers, 1986, passim.

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victimes de l'arbitraire totalitaire. Aux Etats-Unis, où il séjourne, Arthur Koestler crée en 1950 un Fonds pour la liberté des intellectuels destiné à aider les écrivains venus d'Europe orientale à poursuivre leurs activités littéraires.1 Il faut bien le reconnaître, c'est plutôt un échec. Les moyens financiers réunis sont dérisoires. Au bout du compte, seuls Aldous Huxley, Stephen Spender et Budd Schulberg soutiendront l'entreprise.
Les radios contribuent à la mobilisation idéologique. En France, Jean-Paul David entretient de 1950 à 1955 ses auditeurs des méfaits du communisme sur les ondes moyennes de l'ORTF. Depuis 1946, le Rundfunk im amerikanischem Sektor (RIAS), doublé par RIAS 2 en 1953, fait entendre à Berlin la voix du « monde libre ». The Voice of America et la BBC soutiennent, à leur manière, la croisade.2 En Espagne, Radio Madrid diffusent des émissions « ultra-réactionnaires » en polonais et en roumain .
Pour faire face à la propagande soviétique, des Américains, dont certains viennent des services de renseignement, décident la création, en 1949, d'une radio destinée à inonder l'Est de l'Europe d'émissions en langue nationale réalisées par des émigrés. Radio Free Europe commence à transmettre en juillet 1950. Le 4 juillet, les trente premières minutes sont diffusées vers la Tchécoslovaquie. Suivent des émissions en roumain, en hongrois, en polonais et en bulgare. Contre Radio Moscou et Radio Prague qui déversent la vérité soviétique un peu partout dans le monde, Radio Free Europe entreprend de répandre à l'Est la vérité de l'Occident. Comme le révèle l'un des promoteurs du projet, l'Américain Frank Altschul en mai 1951, sa mission est de maintenir l'espérance parmi nos amis derrière le rideau de fer et de semer la dissension parmi nos ennemis.3
Alors même qu'elle est largement financée par la CIA, Radio Free Europe est camouflée en société indépendante, dont les donateurs privés, suite à des campagnes defund raising, couvrent apparemment les frais. En 1953, Radio Free Europe est doublée par une nouvelle radio, créée sur la base des mêmes principes, Radio Liberation - devenue ultérieurement Radio Liberty - qui est dirigée sur l'Union soviétique.
Le combat idéologique en Occident est soutenu par les révélations sur les agissements et les crimes de Staline. A travers les témoignages d'anciens déportés, de transfuges soviétiques ou de communistes revenus du communisme, la nature du stalinisme est mise à jour. Parus en 1946 aux Etats-Unis sous le titre choc / Chose Freedom et sous celui de J'ai choisi la liberté un an plus tard en France, les mémoires d'un transfuge soviétique, Victor Kravchenko, un apparatchik de l'économie, qui s'est placé « sous la protection de l'opinion publique américaine en 1944 », alors qu'il séjournait aux Etats-Unis, font un énorme bruit. Devant les attaques furieuses que lance contre lui la presse communiste, l'auteur intente un procès en diffamation aux Lettres françaises, l'hebdomadaire d'Aragon, qui l'a couvert d'injures. C'est l'occasion de porter à la connaissance des juges et du public toutes les abominations du stalinisme. Dix-huit séances « où documents et témoignages sont comme roulés dans un flot de violence et d'invectives », selon les termes de l'avocat du plaignant, Me Georges Izard.5
Autre coup de tonnerre, le livre que sort en 1948, aux Etats-Unis, Igor Gouzenko, un diplomate qui, en 1945, a demandé l'asile politique au Canada.6 C'est la révélation de
1    Voir Arthur et Cynthia Koestler, L'étranger du square, Paris, 1984, pp. 116 et ss. Les archives du Fonds se
trouvent à la Fondation archives européennes, à Genève.
2    RIAS cessera d'émettre le 1er janvier 1994.
3   
4 Voir Anne Chantai Lepeuple, « Radio Free Europe et Radio Liberty (1950-1994) », Vingtième siècle, octobre-décembre 1995, pp. 31 et ss.
^ Georges Izard, Kravchenko contre Moscou, Paris, 1949, p. 257.
" Igor Gouzenko, The Iron Curtain, New York, 1948.

l'étendue de l'espionnage soviétique en Amérique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale, c'est à dire à un moment où Américains et Russes sont encore alliés.
D'autres témoignages attirent l'attention sur le stalinisme ordinaire, sur la répression, sur les camps, où croupissent des millions de Soviétiques. Coup sur coup sortent en 1949 Déportée en Sibérie de l'Allemande Margarete Buber-Neumann, en 1950, sous forme de réédition, Au pays du mensonge déconcertant et Sibérie du Yougoslave Anton Ciliga, J'ai perdu la foi à Moscou et La vie et la mort en URSS des Espagnols Enrique Castro Delgado1, un ancien communiste, et Valentin Gonzalez, un ancien général de l'armée républicaine plus connu sous son nom de guerre d'El Campesino, Onze ans dans les bagnes soviétiques d'Elinor Lipper et, de David Dallin et Boris Nicolaevski, Le travail forcé en URSS. En Allemagne, c'est le Bundesministerium fur gesamtdeutsche Fragen, le Ministère fédéral pour les questions pan-allemandes, qui assure la parution en 1951 des souvenirs d'Erich Wollenberg, un survivant du goulag.2 En 1952 sort le témoignage du Polonais Alexandre Krakowiecki sur les camps de Kolyma.3 Les intentions sont claires : dessiller les lecteurs sur le communisme réel. L'éditeur de J'ai échappé aux rouges du communiste hongrois Bêla Petrovics observe : « En éditant ce témoignage direct que Petrovics Bêla a rédigé dès son arrivée en France, au mois d'octobre (1950), nous ne poursuivons qu'un seul but : montrer aux Français ce qui les attend si le sort voulait par malheur que nous assistions chez nous aux réalisations des promesses soviétiques. »4
De nombreuses traductions accompagnent souvent l'édition en langue originale. Le Kravchenko sort en anglais, en espagnol, en français, en allemand, en italien. Les Mémoires du général Wladyslaw Anders paraissent dans différentes langues tout comme Les Souvenirs de Starobielsk du Polonais Joseph Czapski.
Des enquêtes relaient les témoignages. A la suite de six audiences publiques tenues à Bruxelles du 21 au 26 mai 1951, une commission internationale contre le régime concentrationnaire que préside David Rousset publie un livre blanc sur les camps de concentration soviétiques, où les vices de l'Etat stalinien sont étalés de long en large. D'anciens détenus, qui ont réussi à passer à l'Ouest, rapportent les souffrances extrêmes qu'ils ont endurées au Goulag. Le jugement est sans appel. A l'unanimité, le Tribunal « condamne devant l'opinion publique universelle les camps de concentration soviétique, survivance monstrueuse d'un régime d'esclavage déjà condamné par l'Histoire et que n'excuse rien ».5
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Ainsi, des deux côtés, la lutte contre l'autre intègre-t-elle la culture sous toutes ses formes. Impliqués dans une logique de confrontation directe, les arts, la littérature, le cinéma, les médias servent de relais aux deux blocs. Aux heures les plus dramatiques de la guerre froide, ils constituent des caisses de résonance qui contribuent à la mobilisation des esprits, au rassemblement des forces.
Ce qui ressort, c'est que les outrances et les excès de la guerre idéologique qui accompagne la crise des relations entre Américains et Soviétiques tirent en partie leur explication de la dramatisation presque irrationnelle de la menace que représente l'adversaire. Les dangers réels sont déformés, amplifiés par les peurs, les partis pris, les fantasmes des acteurs. Trop souvent, la rationalité des discours masque l'irrationalité des attitudes. Le manichéisme extrême, dans lequel sombrent les combattants de la vérité, révèle les dévoiements de la raison. La guerre froide, dans ses abîmes, c'est d'abord le triomphe de la peur et de l'aveuglement.

Pierre du Bois
Institut universitaires
de hautes études internationales (Genève)


1    Les bonnes feuilles du livre de Castro Delgado paraissent dans le Monde en janvier 1950.
2    Erich Wollenberg, Der Apparat. Stalin 'sfùnfte Kolonne, Bonn, 1951.
A. Krakowiecki, Kolyma. Le bagne d'or, Paris, 1952.
Petrovics Bêla J'ai échappé aux rouges, Paris, 1951, p. 7.
' Livre blanc sur les camps de concentration soviétiques, Paris, 1951, p. 174.



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