Romanité ethnique et romanité linguistique
Publicat de Ion Coja in Lingvistică pe 13.02.2008 | nici un comentariu
Nous nous proposons d’offrir a nos collègues quelques suggestions capables de nous encourager dans l’effort de trouver une réponse convaincante concernant l’origine ethnique de ceux qui ont répandu dans le monde antique la langue latine, la romanité. Nous pensons que tous ceux qui se sont occupés et s’occuperont encore d’études romanes portent avec eux cette question, même si c’est rarement qu’ils parviennent a une opinion suffisamment argumentée pour la rendre publique.
Nous avons à choisir entre deux réponses possibles:
1. La diffusion de la langue latine est due non seulement a une expansion politique et militaire, mais aussi a une expansion démographique des Latins, des Romains, des Italiques, de sorte que les héritiers posté rieurs et actuels de la langue latine, les néo-latins, sont aussi au point de vue ethnique, biologique, des descendants de Rome, de l’Italie romaine. Donc ce sont des consanguins!
2. La diffusion de la langue latine est due au prestige romain, tout comme aux avantages qui découlaient de l’obtention de la citoyenneté romaine, ce qui a déterminé des millions de sujets de Rome à abandonner leur langue maternelle et a devenir latinophones, donc Romains, cives Romani. De sorte que Ia parenté biologique, ethnique, entre les peuples néo latins devient extrêmement douteuse. La romanité existe, mais seulement au niveau linguistique!
On pourrait évidemment imaginer aussi une troisième réponse, qui combinerait les deux premières, considérant que dans la formule ethnique de chaque peuple roman sont entrés aussi bien des Latins, Romains, Italiques d’un côté, que des non Italiques, “barbari”, de l’autre. Mais cette réponse – qui nous semble être la plus raisonnable – nous ramènera toutefois aux deux premières sitôt que, d’une manière tout à fait légitime, nous tacherons d’établir la proportion dans laquelle s’est produit le mélange ethnique primordial pour chaque peuple roman a part: quel sera le pour centage des Romains, des Italiques, et quel sera celui des autochtones, des barbares?
Pour la langue roumaine et la nation roumaine la question se complique a cause d’Eutrope qui, décrivant la colonisation de la Dacie, parle de ces foules – magnas copias – de citoyens romains – cives Romani – que Trajan a amenés “ex toto orbe Romano”, de tous les coins de l’Empire. Ces quatre mots – ex toto orbe Romano – ont suffi pour que de nombreux historiens et linguistes modernes en déduisent que dans la Dacie furent amenés des colons non italiques en un très grand nombre, les Roumains étant de ce fait les continuateurs de la romanité que portaient ceux-ci. Une romanité superficielle, adoptive, d’emprunt. De plus, pour certains historiographes modernes, cette situation est aussi la clef de la compréhension du processus rapide de la romanisation de la Dacie: la langue latine s’est imposée à cette mosaïque d’ethnies de la Dacie Romaine, étant la seule langue en laquelle les nouveaux venus pouvaient se comprendre entre eux, une langue de tous, mais en même temps de personne proprement dit, une lingua franca, de conversation entre individus appartenant à des ethnies et à des langues maternelles différentes.
Cette complication que subit en Dacie le scénario de la romanisation ne nous éloigne pas du sujet et nous pensons qu’on pourra la résoudre dans le cadre de la réponse que nous donnerons à la question à laquelle nous nous sommes décidés a nous confronté.
En cherchant des prémisses sures dont puisse procéder la chaîne des déductions et des hypothèses, nous éliminerons de la discussion – pour le moment – le concept d”origine ethnique” (sic!), concept qui devient de plus en plus complexe, a mesure qu’on l’approfondit, de plus en plus inopérant, difficile à manier. Nous l’éliminerons dans la mesure ou nous pouvons le remplacer par un concept linguistique des plus banals, beau- coup plus facile à manœuvrer : la langue maternelle. Le remplacement proposé présente des motivations suffisantes: en essayant de définir l’origine ethnique, l’aspect linguistique de la question, si important dans toute discussion autour des concepts ethnique, national etc. se réduit presque de soi-même à celui de langue maternelle. Par conséquent, on se demandera, non quelle a été l’origine ethnique, mais quelle a été la langue maternelle de ceux qui représentent, au point de vue ethnique, l’ascendance des peuples romans d’aujourd’hui. Partant, nous ne nous demanderons pas quel est le nombre des Latins, des Romains ou des italiques qui ont colonisé la Gaule, l’Ibérie ou La Dacie – car nous ne disposons pas de données dont nous puissions déduire une réponse convaincante, quelle qu’elle soit – mais nous nous demanderons en quelle proportion se sont trouvés dans la province en cause ceux pour lesquels la langue latine était la langue maternelle.
En quoi cet artifice nous aide-t-il?
Nous considérons qu’en effet il s’agit d’une aide, d’un gain qui résulte d’une certaine réalité, de l’acceptation de laquelle dépend notre intervention même. Nous pensons notamment qu’une langue se transmet autrement, en des formes et des structures différentes selon qu’elle fonctionne ou non sans interruption comme langue maternelle.
Autrement dit, nous pensons que si une langue, au cours de son évolution, connaît une période de fonctionnement uniquement comme langue de conversation en dehors de la maison, de la famille, si ceux qui la parlent exclusivement dans les relations publiques se servent chez eux d’un autre idiome, cette circonstance laissera une certaine empreinte sur la langue respective, modifiant son aspect d’une manière spécifique, autre que la manière dont se transforme, de façon naturelle, toute langue sous l’effet de l’action destructive, modificatrice, du temps.
C’est ici que réside la clef du problème, sur lequel il faudra nous arrêter plus longtemps, pour établir queues sont (1) les modifications qu’une langue subit comme effet naturel de l’action du temps, lorsqu’elle se transmet de manière “naturelle”, organique, en famille, de père en fils, comme langue maternelle, comme langue unique que connaissent les sujets qui la parlent, et (2) les modifications que comporte le passage d’une langue, à un moment donné, pour une ou plusieurs générations, par une situation de bilinguisme généralise, quand la langue respective cesse d’être encore langue maternelle, parlée en famille, et fonctionne comme moyen de communication entre des individus qui, dans leur famille, utilisent un le autre idiome. C’est à peu près dans ces derniers termes que l’on peut traduire le scénario de la romanisation de ces provinces ou l’apport humain latin ou italique est considéré pratiquement nul.
Pour ce modèle, d’après lequel se serait produite la romanisation, on a propose certaines analogies modernes assez convaincantes. Ainsi, Iorgu Iordan – dont c’est avec plaisir que nous rappelons le nom dans ce cadre avait l’habitude de rapporter les discussions sur la romanisation des provinces et particulièrement de la Dacie à la situation ou se trouve la français et l’anglais dans les anciennes colonies, ou ces langues continuent à être parlées encore, même après la retraite des Français et des Anglais, et cela du fait que dans l’État qui succède aux colonialistes partis se trouvent réunies des tribus indigènes qui parlent des langues différentes, dont aucune ne réussit à s’imposer aux autres, ce qui oblige les gens du pays à communiquer entre eux dans la langue des anciens maîtres, dans la langue de l’ancienne administration. C’est donc ainsi que les choses se sont passées aussi dans la Dacie, on se sont trouvés réunis des citoyens “ex toto orbe Romano”, de nationalités diverses, parmi eux n’existant pratiquement pas de latinophones authentiques. Mais malgré cela le latin s’imposera à tous comme langue unique, en dépit de et grâce a cette diversité linguistique, car le latin était la seule langue en laquelle les nouveaux venus pouvaient s’entendre tant entre eux qu’avec les autochtones.
Pour simplifier les choses, nous appellerons ce modèle de la romanisation du nom du grand romaniste qu’a été Iorgu Iordan.
L’autre modèle, qui suppose l’arrivée dans la province d’un nombre relativement grand de latinophones authentiques, c’est-à-dire de cives Romani pour lesquels le latin était langue maternelle, nous le désignerons par le nom d’un autre savant roumain, Petru Maior, important pour l’histoire de la linguistique romane, du fait qu’il a été parmi les premiers a faire, en 1812,la distinction entre le latin classique et le latin vulgaire.
Á l’heure actuelle circule, orientant notre pensée et nos options, un scénario de la romanisation conforme au modèle IORDAN. Si l’on confronte celui-ci au modèle MAIOR, en quoi l’un d’eux est-il préférable a l’autre?
Le modèle IORDAN semble plus réaliste, en concordance avec un calcul simple, facile a effectuer: l’augmentation démographique du Latium et, par la suite, de l’Italie, n’était pas capable de soutenir une oeuvre de colonisation avec des latinophones natifs, vu l’ampleur de cette colonisation romaine.
Le modèle MAIOR, élaboré a une époque romantique de la philologie, attire l’attention sur le fait que depuis la fondation de Rome et jus qu’a La conquête de la Dacie presque neuf siècles s’étaient écoulés. L’Empire Romain n’a pas été le résultat d’une suite de coïncidences extraordinaires, mais le fruit d’une construction, d’une extension organique, lente, graduelle et par là solide. Cette solidité ne lui a-t-elle pas par hasard été conférée aussi par un support démographique, humain, qui a fourni sa qualité au processus de romanisation même?
N’oublions pas un instant que l’histoire de Rome a bénéficié, des ses débuts, de la protection de cette déité – Venus Aphrodite – qui était la plus propre à assurer un potentiel démographique maximal a l’œuvre de colonisation romaine. En vertu de quoi Romanus ubicumque vincit, habitat.
Les arguments pro et contra chaque modèle sont faciles à multiplier. Notre devoir est de nous limiter aux seuls arguments linguistiques, en nous demandant, par exemple, quel eût dû être l’aspect d’une langue romane résultant d’une romanisation modèle IORDAN, de quelle manière différait-elle, visiblement, d’une langue romane modèle MAJOR.
Rapportée a la langue latine, toute langue romane est l’image de la qualité du latin parlé par ceux qui l’ont introduit dans la province, dans le cas du modèle IORDAN ayant affaire a des sujets parlants qui n’ont connu le latin que superficiellement, l’ont parlé approximativement, sans accès a ses subtilités et à ses difficultés.
Certes, tant dans le modèle IORDAN que dans le modèle MAIOR, l’évolution dans le temps signifie pratiquement un oubli partiel du latin. Mais ce que l’on oublie de la structure du latin, nous pensons que cela diffère d’un modèle à l’autre, mais ce qui diffère surtout c’est ce que l’on conserve du latin.
Par conséquent, ce que nous proposons c’est un réexamen du fonds latin de chaque langue romane pour voir, pas à pas, dans quelle mesure les éléments conservés du latin peuvent nous dire quelque chose concernant la qualité du latin parlé dans la province respective, concernant la proportion de ceux pour lesquels le latin était la langue maternelle.
La justification – comme nouveauté – de la démarche que nous pro posons est aisée aussitôt que, passant à l’examen des faits, nous constaterons, par exemple, que les éléments du fonds principal lexical ou morphologique, avec la plus grande fréquence, tant dans le latin que dans les langues romanes, auxquels nous nous sommes habitués, nous aussi, à attribuer tant de valeur, ne nous aident plus dans la discussion proposée, car de tels éléments étaient les premiers que les latinophones adoptifs arrivaient à connaître et à assimiler. Au contraire, les mots latins rares ou rarissimes, de la périphérie du vocabulaire, s’ils se sont conservés dans les langues romanes, cela ne peut représenter que l’apport de latinophones authentiques, maîtres parfaits de leur latin. De sorte que, dans le cadre de l’examen proposé par nous, la conservation des éléments qui se trouvaient a la périphérie du système linguistique latin devient extrêmement éloquente. Ils compteront comme des arguments en faveur du modèle MAIOR, en faveur de l’idée que la romanisation a été effectuée par d’excellents connaisseurs du latin, par des locuteurs dont le latin était la langue maternelle, connue dans tous ses détails et ses subtilités.
Donc, dans quelle mesure les détails et les subtilités de la langue latine se sont-ils conserves? – that’s the question!…
Il y a lieu de nous rappeler que quelque chose de semblable se trouve déjà dans la tradition des études linguistiques comparatives indo-européennes qui, pour établir l’appartenance d’un idiome à la famille des langues indo-européennes, se contente d’examiner la manière dont, dans l’idiome respectif, se fait la flexion du verbe être ou du pronom de la Iére personne, mots qui, comme on sait, ont dans les langues indo-européennes une flexion complètement aberrante, avec des formes supplétives du type est-sunt et ego-me. C’est de même que nous procèderons à notre tour, en prenant garde en premier lieu à ces particularités “bizarres” de la langue latine qui se sont conservées dans les langues romanes.
Le caractère bizarre d’une particularité apparaît tant en se rapportant aux règles de la langue latine, dont ces particularités font exception, qu’en se rapportant à l’idée de langue en général, qui offre à l’intuition du locuteur l’image, en premier lieu, d’un système, de modèles flexionnels, de symétries etc. auxquels se soumet la majorité des éléments de la langue. Nous considérons que les allogènes – dans le cadre du modèle IORDAN- auraient retenu, avant tout ou seulement, ce système, le modèle et les structures repérables les plus répandues, la règle, n’ayant pratiquement pas accès aux particularités idiomatiques latines, aux subtilités, aux “bizarreries” de la langue latine. Il suffisait que durant une génération ou deux le latin fût conflué dans une province quelconque à de tels locuteurs, pour qu’il perdît définitivement ces particularités. Les éléments “bizarres”, aberrants, qui s’écartent des règles d’une langue, se transmettent d’une génération à l’autre uniquement par des locuteurs authentiques, natifs, par ceux qui apprennent la langue respective à la maison, en famille, dans le processus naturel de l’acquisition de la capacité de communiquer par le langage.
Dans ces conditions “naturelles”, l’effort pour mémoriser des structures aberrantes est très réduit, ce qui conduit précisément a leur conservation. Dans le cadre du modèle IORDAN l’effort pour mémoriser les “exceptions” est trop grand et embarrassant, aboutissant à l’élimination de ces exceptions du fonds de la langue.
Par conséquent, d’après le modèle IORDAN il s’ensuit que l’on doit avoir des langues romanes qui ont élargi les modèles linguistiques latins réguliers, systématisés, langues qui ont renoncé à ces traits de la langue latine difficilement accessibles à des locuteurs adoptifs, possédant approximativement le latin, réduit pour eux à ses éléments fréquemment utilisés.
Le modèle MAIOR pourra être reconnu quand les langues romanes s’avèreront avoir conservé aussi des éléments de la périphérie du système linguistique latin, des éléments aberrants, bizarres. Les exceptions!…
Nota bene: nous ne savons que trop qu’il y a aussi d’autres causes qui agissent, lesquelles ont pour résultat l’”expansion du système” au détriment des exceptions; dans une recherche amplement développée de la question il faudra tenir compte aussi de ces déterminations. Nous estimons toutefois que les simplifications dont nous usons maintenant ne modifient pas la signification des conclusions auxquelles nous aboutissons.
Nous mettrons sur le tapis la langue roumaine non seulement parce qu’elle nous est plus familière, mais aussi parce que le modèle IORDAN a été le plus fréquemment invoqué a propos d’elle. Modèle invoqué, mais jamais prouvé! (le plus récemment I. Fischer, Latina dunăreană (le latin danubien), Bucarest, 1985).
Voyons donc dans quelle mesure s’accordent l’une et l’autre: la langue roumaine considérée dans l’ensemble de sa structure, mais aussi dans les détails de cette structure, et le scénario de la romanisation, tel qu’il est imaginé par les études romanes actuelles, en des termes plus ou moins explicites.
Naturellement, une telle tâche dépasse l’espace d’une simple communication. Nous nous bornons donc à discuter quelques phénomènes de langue, capables de fournir une idée sur le principe de travail et de justifier en même temps notre impression que le scénario de la romanisation ne saurait exclure la présence dans les provinces de locuteurs natifs, en nombre non négligeable, pour lesquels le latin était la langue maternelle.
Queues seraient donc ces composantes d’une langue romane, dont la survie jusqu’ à ce jour ne pourrait être expliquée d’une manière satisfaisante qu’avec la présence d’un nombre important de latinophones authentiques participant à la romanisation de la province respective?
En phonétique, nous dirons dès l’abord que le fonctionnement même des lois phonétiques n’est pas en concordance avec la structure d’une population bigarrée du point de vue ethnique. Le plus probable est que les lois phonétiques aient un support humain, même si en détail ce support n’a pas encore été identifié d’une manière assez convaincante. Cependant sa nature ne saurait être qu’humaine. La régularité des changements phonétiques suppose une homogénéité ethnique humaine capable d’expliquer tant (1) les innovations spécifiques à chaque province, à chaque langue romane (par l’homogénéité ethnique de ceux qui adoptent la latin), que (2) la continuation dans toutes ces langues de tendances qui caractérisaient le latin (par l’homogénéité ethnique de ceux qui véhiculaient, soutenaient dans les provinces la langue latine, son modèle et son esprit).
Bien entendu, nous ne savons que trop bien que la linguistique n’ait pas réussi à expliquer d’une manière satisfaisante le mécanisme et les causes des changements phonétiques non-combinatoires (“les lois phonétiques”). Néanmoins, parmi les explications tentées, il est probable qu’un rôle essentiel, le plus important, revienne (1) aux prédispositions d’articulation innées, caractéristiques pour un groupe ethnique ou racial, constituant un attribut anthropologique spécifique, nommé génotype et (2) les accoutumances d’articulation acquises par l’exercice de la langue maternelle. Aussi bien les prédispositions d’articulation innées que les accoutumances d’articulation se manifestent avec évidence au moment où une population abandonne sa langue pour apprendre une autre langue. Dans la prononciation de la nouvelle langue d’adoption, se produiront certaines modifications, comme effet de l’action inconsciente des prédispositions et des accoutumances d’articulation. Le caractère régulier de ces modifications (“les lois phonétiques”) est une preuve que la population qui a adopté la nouvelle langue était homogène du point de vue des accoutumances et des prédispositions d’articulation; il prouve que les individus en cause avaient les mêmes accoutumances et prédispositions, qu’ils appartenaient donc à la même communauté ethnique et linguistique.
De ce point de vue, les lois phonétiques qui ont affecté le latin de Dacie prouveraient une homogénéité tout à fait remarquable du substrat ethnique et linguistique. II semble que l’observation des autres langues romanes impose aussi la même conclusion.
En ce qui concerne l’homogénéité ethnique de ceux qui ont importé le latin en Dacie, elle transparaît (1) dans la vigueur avec laquelle les structures latines se sont conservées et (2) dans les tendances qui se manifesteront de nombreux siècles après la séparation de la Dacie du reste de l’Empire latinophones, déterminant des évolutions linguistiques en conformité parfaite avec le reste de la Romania, nommées “innovations parallèles” qui se produisent à l’intérieur de toutes les langues romanes et que l’on pourrait difficilement expliquer autrement que par l’action d’un dénominateur commun de nature humaine: la romanité ethnique de ceux qui ont importé le latin dans les provinces respectives, leur qualité de locuteurs authentiques de la langue latine.
Une des changements phonétiques intervenus dans le latin danubien concerne les consonnes labiovélaires, qu et gu, qui simplifient leur prononciation, devenant k, g ou p, b en fonction de la voyelle qui les suivait: QUINQUE > cinci, QUAYFUOR > patru, EQUA> iapă, NINGUIT > minge, LINGUA > limbă.
En revanche, dans le groupe de mots QUID, QUOD, QUAM, QUALIS, QUANTO, QUANTUS > ce, că, ca, care, cînd, cît, sans tenir compte du contexte, le traitement des laviovélaires est le même, déterminé certes par la conscience du fait que ces mots forment une catégorie de vocables à part, relativement homogène. Il est difficile de penser que cette conscience linguistique surprenante, ait pu se l’approprier de frais adeptes du latin et qu’elle ait agi avec une force plus grande que celle exercée par la loi phonétique.
Pour la morphologie, nous mettrons sur le tapis, avec la valeur de sondage, le premier chapitre de celle-ci: le nom. En principe, suivant le scénario de la romanisation en circulation de nos jours – le modèle IORDAN – il faut s’attendre à ce qu’une simplification de la morphologie du nom se soit produite, par l’élimination des situations aberrantes, vis-à-vis de la règle de flexion.
Nous observons tout d’abord que le roumain conserve le vocatif latin, ce qui cependant ne saurait être trop concluant. Un peu plus intéressante serait la conservation du genre neutre et particulièrement de la désinence-uri (lat. -ora), non parce qu’elle caractériserait pratiquement seulement la langue roumaine parmi les langues romanes, mais parce que la perte du neutre aurait été une simplification des plus probables (naturellement, il s’agit de probabilité dans les conditions imaginées par le modèle IORDAN). Encore plus sujette à la simplification, à la conformation au modèle le plus accessible, aurait été la déclinaison imparisyllabique. Il en est ainsi pour beaucoup de noms: FRONS devient frunte, MONS est remplace par munte et ainsi de suite. C’est pourquoi, tout à fait surprenante est la conservation en roumain des couples HOSPES – HOSPITES (roum. oaspe – oaspeţi), lat. HOMO – HOMINES (roum. om – oameni), lat. CAPUT – CAPITA (roum. cap - capete), lat. IUDEX – IUDICES (v. roum. jude – judeci), lat. SOROR – SORORES (roum. soră – surori). Pour le dernier nom, il faut prendre en considération aussi la résistance de la forme étymologique soru-, encore vivante dans certains contextes (cf. soru-mea), la forme analogique, soră, étant de date récente, et apparue à l’intérieur de la langue roumaine. Ne fallait-il pas s’attendre à ce que SOROR devienne sora déjà dans le latin, dans ce latin appris à bâtons rompus par ces gens venus de Dacie de tous les coins de I’Empire? De même, lat. MANUS, nom de la IVème déclinaison, déclinaison moribonde en latin, il fallait s’attendre à ce qu’il régularise son paradigme déjà en latin, dans ce latin rudimentaire des provinciaux, et non qu’il garde jusqu’ à ce jour le souvenir de sa position marginale dans la morphologie de la langue latine: roum. dial. mîn, mînuri et le v. roum. mînu.
La résistance de tels mots, à flexion tellement aberrante, ne peut être mise au compte de leur fréquence que dans la mesure où l’accoutumance des locuteurs à ces paradigmes se produit dans les conditions naturelles de fonctionnement de la langue latine comme langue maternelle. C’est-à-dire dans le modèle MAIOR.
La conservation de ces formes morphologiques aberrantes est conditionnée par un emploi fréquent ininterrompu, ce qui aide les locuteurs à ne pas oublier la manière particulière dont ces vocables sont déclinés ou conjugués. La tendance de ces paradigmes a se régulariser se manifeste dans deux situations: d’abord ce sont les enfants qui ont cette tendance. De même, lorsqu’une population ou un individu adopte une nouvelle langue, apparaît la tendance à simplifier la morphologie. Cette tendance est réprimée par la tradition seulement dans des conditions normales de fonctionnement de la langue, lorsque, par exemple, le nombre de ceux qui adoptent une langue nouvelle ne dépasse pas le nombre de ceux qui sont les messagers natifs de la langue en question. L’accoutumance à ces aberrations morphologiques ne peut se faire d’une manière satisfaisante que dans l’enfance, dans le processus d’assimilation naturelle du langage, sous la bonne garde du modèle linguistique des parents; et, dans le processus d’adoptation d’une seconde langue, lorsqu’il existe un groupe qui, par le nombre et par le prestige, puisse imposer la norme de la langue en question, les modèles de flexion aberrantes inclusivement.
On pourrait même postuler que la mesure dans laquelle une langue romane conserve les formes de flexion aberrantes est de nature à fournir une idée sur la façon dont la langue latine a fonctionné comme langue maternelle, en se conservant par des locuteurs natifs de langue latine.
Qu’est-ce que la morphologie du nom nous dit encore?
Elle conserve une forme rarissime du mot tata (père): lat. TATANIS > roum. tătîne, très faiblement attestée dans les témoignages écrits du latin, ce qui prouve qu’elle appartenait exclusivement à la langue parlée, familiale. Á côté des autres termes mentionnés ci-dessus: noru(-mea), soru(-mea), surori, la forme tătîne attire notre attention sur les mots employés presque exclusivement en famille et non ceux des relations publiques dont, en roumain, presque tous sont latins, tant les dénominations de parente (fiu, fată, nepot, bunic, unchi, socru, cumătru, cuscru, etc.), que les expressions de dorlotement pour enfants, tels que coca, cocon, papa, etc.
Les noms roumains désignant la parenté présentent encore une autre caractéristique morphologique: ils peuvent être déterminés par un adjectif pronominal possessif sans s’articuler: casa mea, calul meu, mais fiu-meu, fie (fiică)-mea, unchiu-meu, frate-meu, etc. Dans ces syntagmes se conservent aussi des formes comme fie < lat. FILIA, remplacée par ailleurs par le diminutif fiică, et les formes étymologiques tu et su < TUUS, SUUS: taica-tu, frate-su, tăa et său (ton, son) étant analogiques, d’après meu < MEUS.
Enfin, il faut mentionner encore que le mot latin LEVIR “beau-frère, frère du mari”, vocable très rarement utilisé dans le latin et, partant, disparu dans toute la Romania, s’est conservé dans un parler régional roumain des catholiques de Moldavie.
Ce sort à part qu’on eu les mots noms de parenté latins dans la langue roumaine, mots extrêmement bien conserves du point de vue morphologique, ne s’accorde pas avec l’image d’une langue latine qui, en Dacie, pendant quelques générations, n’aurait pas été une langue parlée en famille, mais seulement dans les relations publiques.
Un phénomène morphologique encore obscur concernant la langue latine est celui des noms à deux formes de pluriel ayant un contenu sémantique différent: LOCUS – LOCI, LOCA; IOCUS – IOCI, IOCA. Combien ce procède était répandu dans la langue latine parlée, nous ne saurions nous en rendre compte. On peut penser qu’il s’agit d’une innovation qui tendait à proliférer. Il semble que la langue roumaine ait reçu cette tendance. Quoi qu’il en soit, ce procédé morphologique est très développe en roumain: cîmpi (lat. CAMPI) – cîmpuri (lat. CAMPORA), capi – capte, elementi – elemente, produisant même trois formes de pluriel, distinctes du point de vue sémantique: corni-coarne-cornuri; capi-capete-capuri. Le latin FRENUM avait deux pluriels, FRENI et FRENA, reçus tous deux en roumain avec des significations différentes: frîie (rênes) et frîne (freins). FRUMENTUM signifiait au singulier “blé en grains” et au pluriel “blé au champ”. En roumain le vocable FRUMENTUM est perdu, mais sa structure sémantique s’est conservée dans GRANUM > grîu avec le pluriel grîne.
Ce qui précède nous rappelle la situation singulière de certains noms roumains, désignant des choses, à formes doubles: bob-boaba, joc-joaca, nod- noada etc., susceptibles de nous rappeler DIES, employé en latin tant comme féminin que comme masculin, avec des sens divers selon certains philologues.
On peut se demander au besoin si le datif locatif du roumain (stai locului, du-te dracului) ne représente pas par hasard une persistance de l’archaïque locatif latin.
De toute façon, ce qui vient d’être exposé plus haut contredit le modèle IORDAN, le scénario imagine par ceux qui ont trop ajouté foi à Eutrope, avant de consulter aussi la réalité de la linguistique vivante. L’espace dont nous disposons ne nous permet pas un examen similaire de toutes les parties du discours. Mais le résultat serait le même: un bon nombre des éléments latins conserves dans la morphologie de la langue roumaine sont difficiles à expliquer autrement qu’en acceptant l’existence en Dacie d’un support humain relativement nombreux d’excellents locuteurs de la langue latine.
La syntaxe, bien qu’elle offre moins d’éclaircissements en matière de généalogie, nous propose néanmoins elle aussi certaines données, comme la remarque selon laquelle “a la différence de la situation des autres langues romanes … le latin danubien garde la distinction entre les complétives exigées par les verbes “a spune” (“dire”), “a şti” (“savoir”) (introduites dans le latin tardif par QUOD ou QUIA) et les autres complétives après les verbes “a vrea” (“vouloir”) par exemple (introduites par ut). Alors que pour les deux fonctions la majorité des langues romanes utilisent un descendant du relatif (quis, quid, etc. en français, espagnol, etc., que, en italien che), le roumain répartit les complétives entre că (QUOD) et să (SI) à la place de UT, disparu de toute la Romania)” (I. Fischer, op. cit., p. 146).
Dans le lexique, pour notre thèse – pour l’idée que la langue latine a été introduite en Dacie (aussi) par des locuteurs natifs de cette langue, dont, probablement, la plupart ne connaissaient que le latin et le connaissaient très bien – auront été probants non les mots du fonds lexical principal, à l’emploi desquels il faut supposer que l’on en serait arrivé aussi dans un latin du type lingua franca, mais les mots de la périphérie du vocabulaire, dont on s’étonnerait qu’il aient été en circulation dans un vocabulaire certainement appauvri, comme il semble probable que c’était le cas pour le vocabulaire latin dans les provinces, réduit aux notions et aux termes nécessaires dans les relations publiques.
Viendraient d’abord en considération les mots d’origine latine non testés en cette langue, comme serait CASCO, -ARE, dont on a dans la langue roumaine non seulement le verbe căsca (bâiller) mais encore le dérivé căscând, provenant d’un CASCABUNDUS, également non attesté. La langue écrite ne réussit pas à aller au même pas que la langue parlée, beaucoup plus riche. Mais cette dernière est beaucoup plus abondante le parler de locuteurs authentiques, natifs et non dans celui de locuteurs adoptés, qui ne parviennent qu’après plusieurs générations à s’approprier la nouvelle langue. Mais de qui les autochtones de Dacie se seraient-ils approprié tellement bien la langue latine? Ne serait-ce pas réellement d’une masse de locuteurs natifs, capables d’imposer le latin non seulement dans des détails surprenants, mais aussi dans son esprit, cet esprit de la langue étant une notion linguistique a laquelle nous croyons très sérieusement. Nous ne le définirons pas pour le moment, mais en signalerons seulement la présence et l’action. Ainsi, la solidarité des langues romanes a créer l’article démontrerait la perpétuation dans chaque langue de la même tendance qui relève non seulement de l’évolution linguistique, mais aussi – et surtout – de l’évolution de la pensée, de la mentalité des locuteurs. Ne nous laissons pas abuser par les mots: des tendances communes dans l’évolution des langues romanes ne sauraient exister au niveau du mécanisme linguistique qui, prétendument, fonctionne de la même manière, sans tenir compte de ceux qui les emploient, comme un mécanisme physique. Mais ces tendances et accomplissements communs attestent chez les locuteurs une ressemblance, une homogénéité au niveau humain. Une innovation comme l’article, apparue dans toutes les langues romanes atteste une solidarité psychique, mentale, spirituelle, qui contredit l’image de mosaïque ethnique proposée par les philologues romanistes contemporains.
Qui plus est, par rapport à d’autres langues qui ont l’article (par exemple les langues germaniques), seules les langues romanes suivent une règle singulière, non remarquée encore, pratiquement, par les grammairiens: le régime d’articulation des adjectifs qui désignent des qualités : les premiers reçoivent l’article, les autres non: il est un paresseux, mais non il est un actif ; il est un imbécile, mais non il est un intelligent (pour les détail v. SMFC, Bucarest, 1962, vol. IV, pp. 279-283).
L’apparition d’une telle règle dans toutes les langues romanes à quelques siècles de distance après que l’unité linguistique latine avait cesse ne saurait être mise au compte d’une tendance du système, donc comité résultat de la mécanique linguistique, mais concerne une continuité et une communauté de nature humaine, spirituelle, qui ne peut être autre que communauté latine, romaine. Il est difficile d’emprunter ou d’adopter une telle tendance, tellement subtile, qui porte des fruits après quelques siècle dans des phénomènes linguistiques, dont pas même les spécialistes ne parviennent à remarquer l’existence! Si l’on persistait dans le scénario de la romanisation à présent en circulation (le modèle IORDAN), cela viendrait à développer une mystique du langage ou à doter les adoptants de la langue latine d’une acuité inouïe du sens linguistique. C’est-à-dire dans l’un et l’autre cas, à faire non de la linguistique scientifique, mais de la linguistique fantastique! Linguistiques fiction!
Un dernier argument pour la massive participation humaine à l’oeuvre de diffusion de la langue latine: comme l’on sait fort bien, il existe certains traits panromans, tandis que d’autres caractères latins se sont conservés dans une seule langue romane. En général leur répartition est uniforme. De même, d’autres éléments de romanité se sont conserves partiellement, dans deux ou trois langues seulement. Ce qui nous intéresse c’est le groupement de ces langues. Conformément au scénario de la romanisation mise en doute par nous, on devrait constater une répartition aléatoire, donc uniforme, de ces traits communs à deux langues romanes, puisque la romanisation s’est opérée avec des citoyens ex toto orbe Romano. De ce point de vue, la situation du roumain est la suivante: elle fait corps, en vérité, tantôt avec l’espagnol, tantôt avec le français ou le portugais ou bien le sarde, tantôt avec l’italien et ainsi de suite. Seulement, la matière de la langue est distribuée d’une manière tout à fait inégale entre ces langues: dans plus de 90% des cas le roumain innove ou conserve un phénomène de langue conjointement avec l’italien seul, particulièrement avec les dialectes du sud et centraux. Cette constatation ne saurait concorder qu’avec une certaine homogénéité humaine, ethnique, parmi ceux qui ont introduit le latin en Dacie, non ex toto orbe, mais surtout d’une certaine région (cela nous rappelle que d’illustres linguistes, tels Puşcariu, Gamillscheg, Ivănescu et d’autres, ont identifié dans la structure de la langue roumaine des traces des dialectes italiques osque et ombrien, dont on a du mal à croire qu’elles ont pu arriver en Dacie via Syrie ou Afrique du Nord).
On peut s’attendre que, en examinant chaque langue romane à part et en cherchant avec quelle langue elle partage plus souvent les traits de sa propre romanité, on constate que chaque langue romane s’associe le plus souvent avec l’italien. Cette supposition une fois confirmée, les intéressés se voient dans l’obligation de relire avec d’autres yeux les documents historiques et les événements lies à la romanisation de ces provinces qui sont devenues des foyers de peuples néo-latins, en choisissant lorsqu’un événement présente plusieurs significations possibles, l’interprétation qui concorde avec la réalité linguistique, cet invincibile argumentum (Dimitrie Cantemir).
Ainsi, les données linguistiques dont on dispose, même dans une considération superficielle des langues romanes, semblent indiquer la qualité de langue maternelle du latin dont ces langues dérivent. En tout état de cause, il est inimaginable que la discussion sur l’aspect ethnique de la romanité soit menée autrement qu’en s’appuyant en premier lieu sur les arguments linguistiques. Á notre avis, il y a encore beaucoup à faire avant d’en arriver à une conclusion nette, ne serait-ce que celle-ci, que l’on ne pourra atteindre à aucune certitude concernant la qualité ethnique des gens qui ont accompli l’implantation du latin dans les provinces de l’Empire, les quelles sont devenues, à la longue, la patrie des peuples néo-latins.
Comme toute chose humaine, il est possible que la romanisation aussi se soit réalisée à des degrés d’intensité différents (c’est en Grèce, par exemple, que la romanisation semble avoir été la moins efficace). Si bien qu’il est très probable que l’on ait à expliquer la participation humaine, italique ou même proprement dit romaine, latine, à la romanisation, seulement à propos des provinces qui sont devenues, à la longue, les foyers de populations romanes, celles d’ à présent. C’est-à-dire, ne serait-ce pas précisément la participation massive, à l’acte de la romanisation de ces provinces, de latinophones authentiques, natifs, qui expliquerait pourquoi dans certaines provinces seulement le latin a survécu jusqu’à nos jours, et non dans d’autres?
En ce qui concerne la langue roumaine, suivant notre modeste opinion, on ne saurait mettre sur le tapis l’appartenance ethnique de ceux qui ont transplanté le latin en Dacie avant d’entreprendre une investigation sur les dialectes de l’Italie méridionale, guidée par la supposition que c’est de cette contrée que sont partis bien des colonisateurs de la Dacie. Une recherche menée sur place dans l’Italie méridionale par de bons connaisseurs des parlers populaires roumains, voilà quelle serait l’une des priorités de la linguistique roumaine actuelle.
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