duminică, 23 mai 2010

François-Xavier Nérard. Protestation et dénonciations dans l’URSS stalinienne

Vă rog să citiți acest text selectat de mine, în speranța că vă poate interesa.Cu prietenie, Dan Culcer

Protestation et dénonciations dans l’URSS stalinienne
http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article211

Étude d’une pratique sociale et politique (1928-1941)


Par François-Xavier Nérard*,  le 24 avril 2004 |  
Dans les travaux des spécialistes, aussi bien que dans la conscience nationale russe, il est communément admis que la dénonciation en URSS dans les années trente fut un véritable phénomène endémique, un mal généralisé à l’ensemble du corps social, une « épidémie ». L’ampleur du phénomène est au centre de toutes les descriptions : certains évoquent un pays où « les enfants dénonçaient leurs parents, les adultes les enfants, tous dénonçaient à une échelle que l’humanité n’avait jamais connu, probablement même pas à l’époque des guerres de religion et de l’extermination des hérétiques ». D’autres, sans cette emphase, insistent également sur le nombre important des dénonciations : « torrent de dénonciations » ou « holocauste ». Pourtant, au-delà de ces assertions, la pratique était rarement étudiée. Les descriptions restaient au niveau de la proclamation de l’évidence sans jamais rechercher l’explication, la compréhension du phénomène. Ce violent contraste entre la force des affirmations et la légèreté des connaissances ne pouvait que stimuler le désir de comprendre de l’historien.
Pour aborder ce sujet, il importait néanmoins de se garder de plusieurs écueils. L’historien est, c’est évident, fils de son temps, de son milieu et de son pays. Lorsqu’un Français prononce le mot de « délation », il lui associe spontanément des images, des idées. La période de l’occupation est sans doute celle qui vient à l’esprit, on pense alors à des lettres anonymes, courtes, envoyées par des voisins envieux. On pense encore à des films comme celui de Louis Malle, Lacombe Lucien. Le réflexe est également moral de condamnation d’un acte méprisable. Les historiens occidentaux des années cinquante inséraient le plus souvent le phénomène dans le cadre plus général de leur conception du régime. Soucieux, pour le coup, de dénoncer le régime soviétique, les historiens du courant dit « totalitaire » dressent le portrait d’une société gangrenée. À l’image de Robert Conquest, ils insistent sur les dénonciations à l’intérieur du cercle proche : amis, famille, parents. Le personnage récurrent de leurs descriptions est Pavlik Morozov, enfant dénonciateur de son père dans l’Oural du début des années trente. La délation est dès lors le symptôme d’une population totalement soumise, voire « complice » pour reprendre les termes de ce même Robert Conquest. Les historiens communistes ou sympathisants n’abordent pas ou peu ce phénomène.
Confronté aux archives, ma première impression fut celle de « ne rien trouver ». Il ne semblait pas exister de lettres de dénonciation correspondant à l’image que je m’en faisais dans les fonds d’archives ouverts et disponibles. Fallait-il dès lors conclure à l’impossibilité de la recherche ? Deux éléments d’ordre juridique pouvaient expliquer cette absence et mettre fin à mes travaux. La loi russe protège en effet les secrets de la vie privée pendant 70 ans. Les archivistes étaient donc en droit de me refuser des lettres qui mettaient en cause des individus. L’hypothèse d’un filtrage lors de l’élaboration des dossiers n’est pas non plus totalement à exclure. Pour autant, si certains ont été détruits dans les années soixante ou soixante-dix, la plupart des dossiers que j’ai pu consulter en province sont, la plupart du temps, intacts et vierges de la main de l’homme depuis leur formation dans les années trente. Certains sont même scellés à la cire. On m’a refusé des documents, mais cela reste un phénomène rare, aléatoire et souvent maladroit (quelques pages rassemblées par des trombones censés interdire l’accès à des renseignements « sensibles »). À Nižnij-Novgorod, j’ai pu avoir accès sans aucune restriction à l’ensemble des dossiers que je demandais. Cet obstacle n’en était donc pas vraiment un. Le deuxième écueil de taille était celui de l’impossibilité d’accès aux archives des organes de répression politique et judiciaire. Les archives de la GPU et du NKVD restent, sur ce thème, hermétiquement closes aux chercheurs, qui plus est étrangers. Le rôle de la police politique, le type de lettres qu’elle recevait restent ainsi l’une des limites incontournables de ce travail. Il arrive au fil des dossiers que l’on trouve des lettres adressées à la police politique, voire des éléments de correspondance entre celle-ci et les autres organes de gestion de la dénonciation telle que j’ai pu par la suite l’étudier. Ces éléments restent pourtant très fragmentaires et il est bien difficile d’en tirer des conclusions fermes.
C’est pour essayer de dépasser cette aporie que j’ai poursuivi ma réflexion sur les documents dont je disposais. Si les lettres de délation étaient absentes, on ne pouvait en dire autant des remarques délatrices. Les lettres que je pouvais lire contenaient toutes ou presque des éléments d’accusation contre des individus. Plus ou moins prégnantes, ces attaques constituaient néanmoins un élément récurrent. Ils ne permettaient pour autant pas de faire de ces lettres des délations ou, en tout cas, pas de les réduire à des délations.
Un article de Luc Boltanski consacré au courrier des lecteurs du journal Le Monde m’a permis de sensiblement progresser dans ma réflexion. En s’appuyant sur les deux sens du mot en français, il souligne que la dénonciation n’est pas nécessairement synonyme de délation (révélation des actes répréhensibles d’un individu aux autorités avec volonté de nuire). Il peut également s’agir de la dénonciation d’une injustice ou d’une situation jugée insupportable. Cette conception élargie permet de mieux appréhender les documents trouvés dans les archives.
Les lettres écrites par les Soviétiques aux journaux, aux hommes politiques célèbres, à l’Inspection ouvrière et paysanne ne font pas que désigner des individus aux organes répressifs du pouvoir. Le spectre des questions abordées est bien plus vaste. Elles sont également des descriptions terribles de la vie quotidienne des Soviétiques, de leurs difficultés, de la violence et de la pénurie. C’est bien ce mélange inextricable et, pour le coup, assez original qui caractérisait les documents dont je disposais.
Ce sujet d’étude permet de réfléchir au pouvoir stalinien et s’inscrit ainsi dans le cadre plus général des nouvelles réflexions des historiens de l’Union soviétique de ces dernières années sur la notion de totalitarisme. Les dénonciations amènent en effet à s’intéresser à trois niveaux du pouvoir. D’abord celui du centre, le plus souvent récepteur de la lettre : la dénonciation s’inscrit-elle dans une politique menée par le pouvoir ou, au contraire, est-elle un effet pervers du système ? Quel est le rapport des dirigeants bolcheviques à la dénonciation ? Comment la conçoivent-ils ?
La lettre est ensuite traitée par les échelons intermédiaires du système : comment sont-elles abordées ? Quelle importance leur accorde-t-on ? Qui sont les personnes chargées de ce travail ?
Enfin il y a le niveau du dénonciateur lui-même, l’auteur de la lettre. Qui est-il ? Comment conçoit-il son acte ? Quelles sont ses motivations ? Quels sont les résultats de cette dénonciation ?
Les lettres de dénonciation ne sont pourtant pas seulement motif à réflexion sur le pouvoir stalinien. Elles sont en elles-mêmes un matériau rare et passionnant. L’étude de la parole populaire est en effet au cœur de plusieurs travaux de ces dernières années, aussi bien en Russie qu’en Occident. Les sources privilégiées de cette réflexion étaient les svodki de la police politique : les mots des Soviétiques rapportés par les informateurs et par les fonctionnaires de la GPU et du NKVD. Les lettres des Soviétiques, dans leur caractère concret même, offraient la possibilité, même biaisée par un certain nombre de sous-entendus, d’entendre la voix des individus au cœur de la société stalinienne des années trente. Ce n’est pas le moindre de leur intérêt. C’est d’ailleurs ce qui m’a amené à publier et à traduire environ 70 lettres dans le volume d’annexes de ce travail. Entendre et écouter ces voix est une expérience souvent émouvante, parfois déstabilisante, toujours troublante.
Cette étude se limite à la période du stalinisme de l’avant-guerre (le phénomène se poursuit certes après la guerre où il a été un peu étudié, il est néanmoins mis entre parenthèse pendant les années du conflit). Cela ne signifie pas pour autant que la dénonciation apparaît en URSS en 1928. Cette histoire s’inscrit bien au contraire dans une longue durée. À l’arrivée de Staline au pouvoir, les bases sont solides. Il ne s’agit pourtant pas de procéder par analogie : les pratiques du XVIe siècle peuvent difficilement être assimilées à celles des années trente du vingtième siècle. La transmission de symboles, d’une certaine conception des rapports entre les individus et le pouvoir est néanmoins essentielle pour bien comprendre le phénomène qui nous intéresse. Dès lors, la borne en amont de ma recherche était difficile à fixer. On trouve des lettres proches des miennes dès les années vingt, voire avant. 1928 marque néanmoins une rupture essentielle que j’ai essayé de mettre en valeur. À partir de cette date, le peuple soviétique cesse d’utiliser les formes traditionnelles de manifestation du mécontentement. Leur disparition est d’abord et avant tout le fruit d’une répression. Les meneurs des grèves, les organisateurs des manifestations, les diffuseurs de tracts sont poursuivis, arrêtés et sanctionnés. En outre, ces formes traditionnelles sont détournées par le pouvoir. Symboles de la contestation, elles deviennent celles de la soumission et de l’approbation. Les Soviétiques se retrouvent ainsi démunis, mais continuent d’utiliser le seul canal d’expression de leur mal-être que leur laisse le pouvoir : celui des lettres. Loin d’en réprimer les auteurs, le nouveau pouvoir en favorise le développement.
La campagne de l’autocritique, lancée en juin 1928, marque une étape essentielle des efforts des bolcheviks pour enraciner cette pratique et lui donner une visibilité maximale. Malgré les nombreuses résistances de la part de ceux qui en sont la cible, administrations du parti et cadres industriels, les dirigeants bolcheviques choisissent sciemment cette nouvelle forme d’expression du mécontentement. La critique dénonciatrice ne sera ainsi pas un feu de paille.
Pour traiter de ce sujet, j’ai bénéficié d’un accès facile aux archives russes, à la fois centrales et régionales. Confronté à des sources très fragmentées dans le temps et dans l’espace, j’ai fait le choix d’une exploitation extensive des fonds d’archives par une méthode de sondages plus que celle d’un dépouillement sériel que l’absence de fonds spécifiques rend impossible. J’ai ainsi constitué un corpus de près de 450 lettres qui a servi de base à mon travail. Ces lettres n’ont pas toujours été simples à recueillir. Les conditions de conservation sont inégales, les lettres sont très souvent manuscrites, l’orthographe de leurs auteurs pour le moins hésitante : le déchiffrement peut être extrêmement long.
C’est sur la base de ces lettres que j’ai été amené à définir un genre de lettres au pouvoir, celui des « signaux ». Pour permettre aux Soviétiques de passer outre à la sorte d’opprobre moral qui continue à peser sur l’acte d’information du pouvoir, le pouvoir fait disparaître de la langue russe le mot signifiant dénonciation, donos et lui préfère celui, plus neutre, de signal.
Il s’emploie par ailleurs à élargir au maximum le cercle des dénonciateurs potentiels en prenant soin de ne pas poser de limites trop contraignantes à l’exercice : le signal peut ainsi être le fait de tous, il peut être anonyme, collectif ou signé par un seul individu. Même si le pouvoir marque ses préférences, il ne stigmatise pas. Il offre en outre à la population de nombreux lieux où s’adresser, bien au-delà de la police politique. Le seul domaine où les textes officiels sont plus directifs est celui du contenu des dénonciations : si les thèmes susceptibles d’être abordés sont relativement variés et permettent à la population d’évoquer la plupart des domaines de la vie quotidienne, le pouvoir promeut l’individualisation de la responsabilité. La faute dénoncée doit incomber à des individus.
Pour convaincre les Soviétiques, le pouvoir utilise l’ensemble des leviers dont il dispose. Régulièrement des textes plus ou moins explicites incitent à la critique, au « devoir de vigilance ». L’encouragement de la dénonciation prend aussi des formes légales (dans certains cas limités, elle est obligatoire), pratiques (le régime facilite le dépôt des plaintes) et symboliques (grâce à la popularisation de certains responsables comme le chef de l’État, M. I. Kalinin, le pouvoir veut donner l’image d’un régime à l’écoute attentive de son peuple). Ces mesures sont complétées par un effort de banalisation de la dénonciation. Celle-ci fait partie du quotidien de chaque citoyen soviétique : s’il lit le journal, il peut y découvrir de nombreuses dénonciations. Sur son lieu de travail, les journaux muraux sont le lieu privilégié d’affichage de ces textes. Si, en plus, il participe à la vie politique de son pays, il peut assister à des réunions où responsables comme simples individus peuvent être violemment dénoncés en public et sanctionnés.
Les objectifs du pouvoir sont pourtant multiples : a minima, il s’agit bien sûr de contrôler la protestation, d’offrir aux citoyens une forme d’exutoire peu dangereux pour le pouvoir qui n’y est pratiquement jamais remis en cause. Au-delà, le choix de promouvoir les signaux révèle surtout une tentation « totalitaire » : l’administration prétend s’immiscer dans tous les domaines de fonctionnement de l’URSS. L’État veut être omniscient et omnipotent, gestionnaire de conflits publics et privés, contrôleur, policier, purgeur. Il veut jouer le rôle du médecin et du policier, de l’enseignant et du parent.
Si j’ai pu établir cette tentation, j’ai également montré son échec. Le système de la dénonciation ne fonctionne que très mal et très poussivement. À des moments précis, le pouvoir sait certes mettre en place des instruments de répression efficace qui utilisent les plaintes et les dénonciations. Les commissions spéciales ou des tribunaux d’exception pendant les périodes de répression de 1937-1938 en sont la preuve. Pourtant, l’essentiel des lettres ne connaît pas ce sort : leur « voyage », pour reprendre l’expression de l’une des responsables, M. Ul’janova, était mouvementé. Elles pouvaient se perdre, être détruites, être oubliées... L’appareil mis en place par le pouvoir ne permet pas de faire face aux flux importants de lettres qui arrivent à tous les échelons du pouvoir. Il faut certes y voir les conséquences d’effets pervers du fonctionnement imparfait de la bureaucratie : les enjeux de pouvoir aussi bien verticaux (chaque échelon du pouvoir tente de défendre son autonomie) qu’horizontaux (les instances de gestion des plaintes ne sont qu’un rouage du pouvoir local) empêchent certainement un fonctionnement efficace du système.
Il faut cependant poser le problème de la volonté politique. Au-delà des discours, aucune priorité n’est donnée à ce travail, le personnel chargé des « signaux » est insuffisant en nombre et n’arrive pas à faire face. Le turn-over des responsables est particulièrement important, conséquence de la promotion des meilleurs et du licenciement des incompétents. L’État n’a pas les moyens de se mêler de tout. En outre, les maux dénoncés ne sont pas ou peu corrigés. Les sanctions sont le plus souvent individuelles, rares sont les réformes structurelles provoquées par les plaintes. Le pouvoir ne tente jamais de généraliser ces conclusions. L’échec du fonctionnement n’en est donc peut-être pas un.
La population n’est pas totalement passive face à ce projet étatique. Elle s’approprie ce mode d’expression. Les lettres sont donc assez ambiguës puisque, tout en reprenant le plus souvent la forme souhaitée par le pouvoir, elles permettent à leurs auteurs de faire passer leur message. Les lettres sont le plus souvent dirigées contre des cadres intermédiaires, et contiennent des accusations personnalisées. Elles reprennent en outre les grands thèmes répétés dans la propagande officielle. La population n’en profite pas moins totalement de la possibilité qui lui est offerte : on trouve aussi bien des délations que des lettres de remise en cause du pouvoir.
La dénonciation est un phénomène de masse. Même les personnes les plus stigmatisées de la société soviétique, comme les koulaks, voire les prisonniers du Goulag, y ont recours. Ce sont pourtant, en grande partie, les classes intermédiaires du régime qui dénoncent : ouvriers, kolkhoziens, employés ou cadres moyens. Parfois membres du parti, détenteurs d’une bribe de pouvoir symbolique, ils sont loin d’être les plus faibles de la société stalinienne. Ils sont pourtant fragilisés par la précarité et les violences quotidiennes. Le recours à l’État pour exercer la violence est un moyen de réaffirmer leur statut social.
Le premier objectif de tous ces dénonciateurs est de faire en sorte que leur lettre soit lue et qu’elle ait des conséquences. Consciemment ou pas, les lettres de dénonciations sont ainsi construites dans ce souci d’efficacité : vocabulaire employé, accusations, mode de présentation de soi, mais aussi de l’autre, rien n’est neutre dans le signal. La population soviétique utilise ce système dans son intérêt bien compris. La dénonciation, lorsqu’elle se fait délation, peut servir à éliminer un rival ou à gagner un peu de place dans un appartement communautaire. Pourtant, elle semble d’abord et avant tout être un instrument de revendication sociale : il s’agit souvent d’obtenir ce à quoi l’on estime avoir droit ou de se venger non pas d’un individu mais bien d’un supérieur. Il y a dans le succès des signaux, un symptôme d’un mal-être social évident. De manière générale, c’est souvent l’URSS et son fonctionnement qui sont dénoncés dans les lettres. Les pénuries, les violences et le manque de respect sont le terreau naturel des signaux staliniens.
Il reste que le portrait de l’URSS que les signaux nous permettent de dresser est terrible. Il est celui d’un pays où la violence était aveugle, où les gens étaient souvent confrontés à de terribles difficultés, où le pouvoir pour détourner la contestation favorisait l’expression de la haine. Ce n’est pas tant le pays d’une répression efficace que j’ai pu décrire que son contraire. Les dysfonctionnements provoquaient l’exacerbation des tensions, l’inattention, le mépris.
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À soutenu sa thèse de doctorat en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 le 6 janvier 2003 devant un jury composé de M. Robert Frank (Paris 1), président, Mme Marie-Pierre Rey (Paris 1), directrice, et MM. Alain Blum (EHESS), Claudio Ingerflom (CNRS) et Nicolas Werth (CNRS). Cette thèse a été publiée aux éditions Tallandier en 2004 sous le titre Cinq pour cent de vérité. La dénonciation dans l’URSS de Staline. François-Xavier Nérard occupe actuellement les fonctions de directeur du Collège universitaire français de Moscou. Adresse courriel

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