Domenico Losurdo : La démocratie ? Uniquement pour « le peuple des seigneurs »
Jonathan Lefèvre et Daniel Zamora
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1er mai 2013
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« Ce n’est pas le libéralisme qui a produit la démocratie en Occident. Même après la Seconde Guerre mondiale, même après l’écrasement du IIIe Reich, les États-Unis étaient un État raciste. Il n’y a pas une évolution spontanée grâce à laquelle le libéralisme dépasse ces clauses d’exclusions. Non, les clauses d’exclusion ont été dépassées seulement grâce aux mouvements de protestation. » Retour sur une histoire peu connue du libéralisme, avec le philosophe italien Domenico Losurdo.
Domenico Losurdo est un philosophe communiste italien. Solidaire l’a rencontré juste avant une conférence sur le sujet de son dernier livre, Contre-histoire du libéralisme. Interview en rouge vif.
Avez-vous voulu faire un « Livre noir du libéralisme » ?
Domenico Losurdo. Non. Des gens font la comparaison avec Le Livre noir du communisme (livre de propagande anti-communiste écrit en 1997 qui a reçu un écho retentissant avant d’être discrédité par les historiens et la moitié de ses contributeurs, NdlR). Mais cette Contre-histoire du libéralisme, à la fin, contient un paragraphe final qui parle d’héritage permanent du libéralisme. Si le Livre noir publiait une nouvelle édition avec un paragraphe final sur l’héritage permanent du communisme, là, la comparaison tiendrait.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Domenico Losurdo. L’idéologie dominante a plusieurs aspects. D’un côté, elle décrit une hagiographie de la tradition libérale. Et, de l’autre, toute la tradition révolutionnaire, pas seulement le communisme mais même les courants les plus radicaux de la Révolution française, même la grande révolution des esclaves noirs à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), est soit ignorée, soit diffamée.
J’ai décrit dans plusieurs livres la contribution fondamentale du mouvement révolutionnaire, du mouvement communiste à l’avènement de la démocratie en Occident. De l’autre côté, je devais expliquer pourquoi ce n’est pas le libéralisme en tant que tel qui a produit la démocratie en Occident. A la fin du livre, par exemple, je cite des auteurs américains qui expliquent très clairement que, même après la Seconde Guerre mondiale, même après l’écrasement du IIIe Reich, les États-Unis étaient un État raciste. Par exemple, dans beaucoup d’États des États-Unis, des lois très sévères punissaient très sévèrement les rapports sexuels et les mariages entre les Blancs et les autres « races ». Même sur le plan le plus intime de la vie privée, cet État interférait très lourdement.
Je décris un épisode très emblématique : en 1952, la discrimination raciale dans les écoles, les moyens de transports, les cinémas, etc. existe toujours, et la Cour suprême doit décider si ces discriminations raciales sont constitutionnelles ou non. Avant de décider, la Cour reçoit une lettre du ministère de la Justice qui notifie : « Si vous décidez que les normes qui régissent la discrimination sont légitimes sur le plan constitutionnel, ce sera une grande victoire pour le mouvement communiste, pour les mouvements des peuples du Tiers monde, dans le sens où ils peuvent discréditer la démocratie aux États-Unis. Nous pouvons conquérir une légitimité aux yeux du Tiers monde seulement si nous décidons que les normes pour la discrimination raciale sont inconstitutionnelles. » Donc, la fin, ou presque la fin, de l’état racial aux États-Unis ne peut être compris sans le défi provenant du mouvement communiste et du mouvement révolutionnaire des peuples colonisés du Tiers monde. Il n’y a pas une endogenèse (formation de cellules à l’intérieur d’autres cellules, NdlR), une évolution spontanée grâce à laquelle le libéralisme dépasse ces clauses d’exclusions. Non, les clauses d’exclusion ont été dépassées seulement grâce aux mouvements de protestation.
Vous dites que le libéralisme est une démocratie uniquement valable pour le « peuple des seigneurs ». Qu’est-ce que ce « peuple » ?
Domenico Losurdo. Dans mon livre, j’évoque le périple aux États-Unis de deux voyageurs, Alexis de Tocqueville, grand penseur libéral, et Victor Schœlcher, qui a été ministre après la révolution française de 1848 et a décidé l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Ces deux personnalités ont voyagé aux États-Unis indépendamment l’un de l’autre dans les années 1830. Ils font à peu près la même description. Tocqueville décrit combien l’esclavage des Noirs est terrible. Il relate que les Indiens sont exterminés. Mais sa conclusion est que les États-Unis sont la plus grande démocratie du monde. Le destin des peuples colonisés ne joue aucun rôle dans la définition que donne Tocqueville des États-Unis en tant que démocratie.
Schœlcher, lui, reconnaît que, pour ce qui concerne la communauté blanche, il y a la Rule of law, la Constitution des lois, l’indépendance de la magistrature, le président est élu par le peuple, etc. Mais il prend la destinée des Indiens et des Noirs comme preuve que les États-Unis sont un des pires systèmes despotiques que l’on puisse concevoir.
Il y a cette « race » des seigneurs, presque tous propriétaires d’esclaves, et ce sens de supériorité infinie que les Blancs éprouvent par rapport aux autres établit des rapports de respect sur le plan du gouvernement, de la loi. Cette démocratie du « peuple des seigneurs » existe encore aujourd’hui. Tout le monde connaît la propagande occidentale au Moyen Orient : Israël est l’unique démocratie. Nous ne devons pas sous-estimer le fait que, pour les citoyens israéliens, il y a le gouvernement des lois.
Toute le monde sait que les Palestiniens sont condamnés sans procès, sans savoir quel crime on leur reproche… C’est une « démocratie pour le peuple des seigneurs ». Des chercheurs ont parlé de « Herrenvolk democracy » (système politique où les ethnies différentes n’ont pas les mêmes droits, comme en Afrique du Sud durant l’Apartheid ou Israël, NdlR). Nous pouvons ainsi comprendre la chose la plus terrible : cette démocratie pour le peuple des seigneurs peut se transformer sans trop de difficultés dans la dictature du peuple des seigneurs. C’est le nazisme, le fascisme.
Est-ce toujours le cas en Europe et aux États-Unis aujourd’hui ?
Domenico Losurdo. Aux États-Unis, regardons Guantanamo, Abu Grahib ou ce genre de prisons en Afghanistan. Dans ce cas, le gouvernement de la loi n’est pas valable. Mais, si nous ne considérons pas seulement les rapports entre individus mais les rapports entre États, c’est clair que l’impérialisme américain ou européen ne veut pas reconnaître l’égalité entre les États. Quelle est l’idéologie que l’Occident représente ? Il avance que « le Conseil de sécurité de l’ONU nous donne l’autorisation de faire une guerre ». Bien. Mais si le Conseil refuse de donner cette autorisation, je vais m’attribuer à moi-même le droit de faire la guerre, par exemple en Yougoslavie, en Irak ou en Syrie. En ce qui concerne les rapports entre l’Occident et le reste du monde, l’Occident fonctionne encore comme une démocratie pour le peuple des seigneurs.
Je cite un historien américain, George Fredrickson, qui explique que, dans l’État racial qu’étaient les États-Unis des années 1930, les discriminations raciales ne sont pas différentes de l’attitude du IIIe Reich par rapport aux juifs. A la fin du 19e siècle et au début du 20e, aux États-Unis, le lynchage contre les Noirs est organisé comme un spectacle de masse. C’est une torture qui dure plusieurs heures. Les écoliers ont un jour de congé pour assister à ce spectacle. L’historien décrit comment la Herrenvolk Democracy peut se transformer en dictature pour le peuple des seigneurs. A la moitié du 19e siècle, en Caroline du Sud, la peine de mort n’est pas réservée à l’esclave fugueur mais aussi à toute personne qui l’a aidé dans son évasion. Chaque Américain était obligé de devenir un chasseur d’hommes, la mobilisation était en faveur de l’esclavage, il régnait une atmosphère totalitaire. Dans les conditions d’une crise historique comme celle qui s’est vérifiée dans les années 1930, cette démocratie n’a pas de difficulté à se transformer dans une dictature. Si nous lisons l’histoire des États-Unis, nous voyons la grande validité de la thèse de Marx et Engels selon laquelle « ne peut être libre un peuple qui opprime un autre peuple ».
Et cette logique continue encore aujourd’hui. J’ai parlé de Guantanamo. Là-bas, les prisonniers sont torturés. Ils sont considérés comme des barbares. En général, ce ne sont pas des citoyens des États-Unis. Mais il y a une exception. Chaque mardi, Obama discute avec la CIA de la « kill-list », la liste des personnes qui peuvent être tuées par les drones car ils sont suspectés de terrorisme. Dans cette liste, il y a des citoyens des États-Unis. Même pour les citoyens américains, cette démocratie pour le peuple des seigneurs peut se retourner contre eux.
Domenico Losurdo. Non. Des gens font la comparaison avec Le Livre noir du communisme (livre de propagande anti-communiste écrit en 1997 qui a reçu un écho retentissant avant d’être discrédité par les historiens et la moitié de ses contributeurs, NdlR). Mais cette Contre-histoire du libéralisme, à la fin, contient un paragraphe final qui parle d’héritage permanent du libéralisme. Si le Livre noir publiait une nouvelle édition avec un paragraphe final sur l’héritage permanent du communisme, là, la comparaison tiendrait.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Domenico Losurdo. L’idéologie dominante a plusieurs aspects. D’un côté, elle décrit une hagiographie de la tradition libérale. Et, de l’autre, toute la tradition révolutionnaire, pas seulement le communisme mais même les courants les plus radicaux de la Révolution française, même la grande révolution des esclaves noirs à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), est soit ignorée, soit diffamée.
J’ai décrit dans plusieurs livres la contribution fondamentale du mouvement révolutionnaire, du mouvement communiste à l’avènement de la démocratie en Occident. De l’autre côté, je devais expliquer pourquoi ce n’est pas le libéralisme en tant que tel qui a produit la démocratie en Occident. A la fin du livre, par exemple, je cite des auteurs américains qui expliquent très clairement que, même après la Seconde Guerre mondiale, même après l’écrasement du IIIe Reich, les États-Unis étaient un État raciste. Par exemple, dans beaucoup d’États des États-Unis, des lois très sévères punissaient très sévèrement les rapports sexuels et les mariages entre les Blancs et les autres « races ». Même sur le plan le plus intime de la vie privée, cet État interférait très lourdement.
Je décris un épisode très emblématique : en 1952, la discrimination raciale dans les écoles, les moyens de transports, les cinémas, etc. existe toujours, et la Cour suprême doit décider si ces discriminations raciales sont constitutionnelles ou non. Avant de décider, la Cour reçoit une lettre du ministère de la Justice qui notifie : « Si vous décidez que les normes qui régissent la discrimination sont légitimes sur le plan constitutionnel, ce sera une grande victoire pour le mouvement communiste, pour les mouvements des peuples du Tiers monde, dans le sens où ils peuvent discréditer la démocratie aux États-Unis. Nous pouvons conquérir une légitimité aux yeux du Tiers monde seulement si nous décidons que les normes pour la discrimination raciale sont inconstitutionnelles. » Donc, la fin, ou presque la fin, de l’état racial aux États-Unis ne peut être compris sans le défi provenant du mouvement communiste et du mouvement révolutionnaire des peuples colonisés du Tiers monde. Il n’y a pas une endogenèse (formation de cellules à l’intérieur d’autres cellules, NdlR), une évolution spontanée grâce à laquelle le libéralisme dépasse ces clauses d’exclusions. Non, les clauses d’exclusion ont été dépassées seulement grâce aux mouvements de protestation.
Vous dites que le libéralisme est une démocratie uniquement valable pour le « peuple des seigneurs ». Qu’est-ce que ce « peuple » ?
Domenico Losurdo. Dans mon livre, j’évoque le périple aux États-Unis de deux voyageurs, Alexis de Tocqueville, grand penseur libéral, et Victor Schœlcher, qui a été ministre après la révolution française de 1848 et a décidé l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Ces deux personnalités ont voyagé aux États-Unis indépendamment l’un de l’autre dans les années 1830. Ils font à peu près la même description. Tocqueville décrit combien l’esclavage des Noirs est terrible. Il relate que les Indiens sont exterminés. Mais sa conclusion est que les États-Unis sont la plus grande démocratie du monde. Le destin des peuples colonisés ne joue aucun rôle dans la définition que donne Tocqueville des États-Unis en tant que démocratie.
Schœlcher, lui, reconnaît que, pour ce qui concerne la communauté blanche, il y a la Rule of law, la Constitution des lois, l’indépendance de la magistrature, le président est élu par le peuple, etc. Mais il prend la destinée des Indiens et des Noirs comme preuve que les États-Unis sont un des pires systèmes despotiques que l’on puisse concevoir.
Il y a cette « race » des seigneurs, presque tous propriétaires d’esclaves, et ce sens de supériorité infinie que les Blancs éprouvent par rapport aux autres établit des rapports de respect sur le plan du gouvernement, de la loi. Cette démocratie du « peuple des seigneurs » existe encore aujourd’hui. Tout le monde connaît la propagande occidentale au Moyen Orient : Israël est l’unique démocratie. Nous ne devons pas sous-estimer le fait que, pour les citoyens israéliens, il y a le gouvernement des lois.
Toute le monde sait que les Palestiniens sont condamnés sans procès, sans savoir quel crime on leur reproche… C’est une « démocratie pour le peuple des seigneurs ». Des chercheurs ont parlé de « Herrenvolk democracy » (système politique où les ethnies différentes n’ont pas les mêmes droits, comme en Afrique du Sud durant l’Apartheid ou Israël, NdlR). Nous pouvons ainsi comprendre la chose la plus terrible : cette démocratie pour le peuple des seigneurs peut se transformer sans trop de difficultés dans la dictature du peuple des seigneurs. C’est le nazisme, le fascisme.
Est-ce toujours le cas en Europe et aux États-Unis aujourd’hui ?
Domenico Losurdo. Aux États-Unis, regardons Guantanamo, Abu Grahib ou ce genre de prisons en Afghanistan. Dans ce cas, le gouvernement de la loi n’est pas valable. Mais, si nous ne considérons pas seulement les rapports entre individus mais les rapports entre États, c’est clair que l’impérialisme américain ou européen ne veut pas reconnaître l’égalité entre les États. Quelle est l’idéologie que l’Occident représente ? Il avance que « le Conseil de sécurité de l’ONU nous donne l’autorisation de faire une guerre ». Bien. Mais si le Conseil refuse de donner cette autorisation, je vais m’attribuer à moi-même le droit de faire la guerre, par exemple en Yougoslavie, en Irak ou en Syrie. En ce qui concerne les rapports entre l’Occident et le reste du monde, l’Occident fonctionne encore comme une démocratie pour le peuple des seigneurs.
Je cite un historien américain, George Fredrickson, qui explique que, dans l’État racial qu’étaient les États-Unis des années 1930, les discriminations raciales ne sont pas différentes de l’attitude du IIIe Reich par rapport aux juifs. A la fin du 19e siècle et au début du 20e, aux États-Unis, le lynchage contre les Noirs est organisé comme un spectacle de masse. C’est une torture qui dure plusieurs heures. Les écoliers ont un jour de congé pour assister à ce spectacle. L’historien décrit comment la Herrenvolk Democracy peut se transformer en dictature pour le peuple des seigneurs. A la moitié du 19e siècle, en Caroline du Sud, la peine de mort n’est pas réservée à l’esclave fugueur mais aussi à toute personne qui l’a aidé dans son évasion. Chaque Américain était obligé de devenir un chasseur d’hommes, la mobilisation était en faveur de l’esclavage, il régnait une atmosphère totalitaire. Dans les conditions d’une crise historique comme celle qui s’est vérifiée dans les années 1930, cette démocratie n’a pas de difficulté à se transformer dans une dictature. Si nous lisons l’histoire des États-Unis, nous voyons la grande validité de la thèse de Marx et Engels selon laquelle « ne peut être libre un peuple qui opprime un autre peuple ».
Et cette logique continue encore aujourd’hui. J’ai parlé de Guantanamo. Là-bas, les prisonniers sont torturés. Ils sont considérés comme des barbares. En général, ce ne sont pas des citoyens des États-Unis. Mais il y a une exception. Chaque mardi, Obama discute avec la CIA de la « kill-list », la liste des personnes qui peuvent être tuées par les drones car ils sont suspectés de terrorisme. Dans cette liste, il y a des citoyens des États-Unis. Même pour les citoyens américains, cette démocratie pour le peuple des seigneurs peut se retourner contre eux.
De nombreux historiens rejettent la notion d’universalisme. Vous, non. Pourquoi ?
Domenico Losurdo. Ce bilan historique qui critique l’universalisme en tant que tel n’est pas correct. Si nous prenons le chapitre le plus terrible de l’histoire du colonialisme, c’est le nazisme. Le nazisme est la radicalisation de la tradition coloniale. Il suffit de lire les discours d’Hitler. Ou les écrits de Rosenberg, l’idéologue du IIIe Reich. Il parle avec chaleur de l’État racial des États-Unis. Il dit que c’est l’État du futur. Le colonialisme a-t-il été conduit par l’universalisme ou par l’anti-universalisme ? Le nazisme veut réduire à l’esclavage ou exterminer les « Untermenschen », les sous-hommes. Ces êtres qui ont l’apparence d’hommes mais qui n’en sont pas. Le nazisme a été le plus grand anti-universalisme. Il a même détruit le concept universel d’homme. Il y a les vrais, les aryens. Et les autres. Rosenberg dit même que l’universalisme est une invention de la race juive. Si on se penche sur l’histoire de ce terme Untermensch, ce ne sont pas les nazis qui l’ont inventé. C’est la traduction de « under man », qui vient des États-Unis, au début du 20e siècle, qui définissait les Noirs. Il y a avait donc déjà à cette époque la déconstruction du concept d’homme universel.
Quel a été le mouvement qui a mis en question le colonialisme ? La Révolution d’Octobre. Lénine ne lance pas seulement un appel aux ouvriers à s’insurger contre le capitalisme, l’impérialisme. Il lance un autre appel aux esclaves des colonies à se révolter contre la domination des soi-disant races supérieures. L’idéologie de Lénine est universaliste.
Dans votre livre, vous identifiez deux courants : le radicalisme et le libéralisme
Domenico Losurdo. Le libéralisme est une catégorie bien plus large que le radicalisme. Le libéralisme, c’est la défense de l’individu contre le pouvoir de l’Etat. Mais à chaque période, le libéralisme a donné une définition différente. Andrew Fletcher, au 17e siècle, qui se considérait républicain (ce qui à l’époque était très révolutionnaire, car tout le monde était monarchiste), critiquait le pouvoir absolu du monarque. Il parle la langue de la liberté de l’individu. Mais, de l’autre côté, Fletcher est pour l’esclavage et même pour l’esclavage des vagabonds blancs. Pour lui, l’individu était seulement l’individu de la classe dominante, la classe plus riche anglaise. Pour cet individu, il est prêt à mener une grande lutte contre le pouvoir monarchique. C’est la première phase du libéralisme.
Pour la seconde phase, prenons John Locke (philosophe anglais du 17e siècle, NdlR). Pour lui, l’esclavage blanc est à exclure. Mais bien sûr, pas celui des Noirs. Il était d’ailleurs actionnaire de la Royal African Company, la société qui faisait la traite des noirs. Dans cette période, l’individu est seulement l’individu blanc. Les Noirs ne sont pas constitués d’individus, ils sont des instruments de travail. Après la Guerre de sécession et l’abolition de l’esclavage noir, les libéraux critiquent l’esclavage en général, mais, aux États-Unis et dans les colonies européennes, le gouvernement de la loi n’est pas valable pour les races inférieures. Le libéralisme est pour le droit des libertés individuelles mais qui n’est pas compris dans son universalité. Les causes d’exclusion diffèrent selon les époques et les phases du libéralisme. Il s’adapte aux grandes luttes.
Quelle différence entre libéralisme et radicalisme ? Prenons Tocqueville. Il critique l’esclavage officiel. Il était abolitionniste mais jamais il n’aurait pensé à encourager une révolte des esclaves. Il ne considérait pas les Noirs comme des interlocuteurs valables. C’étaient toujours les Blancs. Prenons Condorcet (philosophe français du 18e siècle, NdlR). Il écrit une lettre ouverte aux esclaves noirs. Ce sont les interlocuteurs de Condorcet. Il va encore plus loin : il dit que « les esclavagistes ne considèrent pas les Noirs comme hommes. Moi, je considère homme seulement les Noirs, pas les propriétaires d’esclaves ». Pour lui, les amis de la liberté sont les Noirs et les esclaves noirs. Tandis que les propriétaires d’esclaves ne sont pas considérés comme interlocuteurs par Condorcet. Pour lui, ce sont des ennemis de la liberté. Le radicalisme, c’est ça.
Vous faites le portrait du libéralisme. Mais vous évoquez aussi une alternative.
Domenico Losurdo. Dans le dernier paragraphe sur l’héritage du libéralisme, je fais appel aux courants anticapitalistes, aux communistes à ne pas négliger cet héritage permanent. Les communistes doivent apprendre quelque chose du libéralisme. Dans d’autres livres, j’ai parlé de la nécessité de la « démessianisation » du programme communiste. Après la Révolution d’octobre, un grand philosophe allemand, Ernst Bloch, qui, dans la première édition de son livre Esprit de l’utopie, affirme que les Soviets vont transformer le pouvoir en amour. C’est le messianisme. Il n’y a plus de contradiction. Dans la deuxième édition, il l’a effacé. Le problème n’est pas le transformation du pouvoir en amour.
La société post-capitaliste ne sera pas l’amour universel, comme l’a pensé un moment Bloch. Ce sera une société où il n’y aura plus de contradiction antagoniste. Nous avons besoin de penser une émancipation radicale, mais qui n’est pas la fin de l’histoire.
Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, 2013, 300 p., 28, 40 euros, en vente sur www.ptbshop.be.
Vă rog să citiți acest text selectat de mine, în speranța că vă poate interesa. Speranța posibilității unei societăți fără contradicții antagoniste, cum zice autorul, este probabil naivă. Dar fără speranță într-o lume mai bună a cărei realizare să depindă de oameni, melancolia, paralizia și moartea spirituală ne pândesc. Deci, să sperăm chiar dacă e absurd. Nu în numele unor unversalisme comuniste sau capitaliste/liberaliste. care sunt invenții împământenite pe teritorii supuse terorii,ci în numele unei societăți organice, crescută din nevoile și realizările unor particularisme aflate în relații de interdependență, deci de pace obligatorie pentru asigurarea supraviețuirii fiecăruia. Pentru evitarea sau amânarea apocalipsei.
Cu prietenie, Dan Culcer
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