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> Erich Körner-Lakatos |
Quand l’Alaska était russe
« Les Russes arrivent ! ». Au milieu des années 60 du 20ième siècle, un film, qui passait dans les salles américaines, portait ce titre et évoquait la visite fatidique d’un sous-marin russe dans une petite crique de la côte des Etats-Unis. Le film, bien qu’il ait été avant toute chose une comédie, révélait que dans le subconscient de beaucoup d’Américains, il y avait, à l’époque, la peur d’une attaque soviétique.
Si le producteur de cette comédie avait eu davantage de culture historique, il aurait dû titrer : « Les Russes reviennent ! ». Bon nombre de nos contemporains s’étonnent quand ils lisent que les Russes, au 19ième siècle, ont disposé pendant longtemps d’une base sur la côte californienne, à laquelle ils ont donné un nom qui rappelle clairement leur présence d’antan, là-bas. Ce fortin se trouve à quelque 80 km au nord de San Francisco, sur l’estuaire de Russian River, une rivière qui se jette dans le Pacifique. Le nom de ce fortin est Fort Ross, diminutif ultérieur de Fort Rossiya, soit « Fort Russie ». Aujourd’hui, cette petite place forte est un site magnifiquement entretenu par l’Etat de Californie. La maison du commandant de la place, avec ses deux étages, contient six pièces d’habitation et une cuisine qui ont toutes été conservées en leur état original. Une palissade faite de troncs hauts de quatre mètres protégeait les habitants de leurs ennemis car, en 1812, quand il fut décidé de construire la place pour ravitailler les colons russes de l’Alaska, les indigènes amérindiens n’appréciaient guère l’arrivée de ces étrangers. Plusieurs combats ont eu lieu entre les chasseurs de peau sibériens et les Amérindiens du lieu, guerriers quasi nus et rapides à la course. Les Russes étaient désavantagés, à cause de la chaleur, de même que leurs auxiliaires originaires des Iles Aléoutiennes.
Dans la métropole de l’Empire des Tsars, Pierre le Grand se demandait s’il était possible de naviguer vers l’Est en longeant la côte arctique de la Sibérie puis de mettre le cap vers le sud pour cingler vers la Chine et le Japon et aussi s’il existait un pont terrestre entre l’Asie et l’Amérique. Pour être éclairé, le Tsar mande l’explorateur danois Vitus Bering et lui confie la mission de vérifier sur place. En janvier 1725, deux jours avant la mort de ce grand empereur russe, l’expédition s’ébranle : elle compte vingt-cinq traîneaux. Devant elle : l’immensité territoriale de la Sibérie et, au bout de celle-ci, la presqu’île du Kamtchatka. Le chemin semble interminable mais Dame Fortune est clémente et généreuse pour l’expédition russo-danoise. A la fin de son expédition, Bering arrive à la pointe orientale extrême du continent asiatique, au cap qu’on appellera par la suite « Cap Dejnev », de même qu’au détroit qui porte aujourd’hui son nom et qui n’est large que de 85 km. Les indigènes parlent d’un très grand pays au-delà de cette petite étendue marine, à l’Est.
Après les expéditions de Bering, les Russes partent à tâtons à la découverte en suivant le chapelet des Iles Aléoutiennes et déboulent finalement en Alaska. Dans les îles, ils trouvent des loutres de mer, très appréciées pour leur fourrure. Des marchands s’intéressent désormais à ces expéditions. Le 3 août 1784, un certain Grigori Ivanovitch Chelikov fonde le premier véritable établissement russe d’Alaska, le hameau de Tri Svetoi (= « Trois-Saints »). Face aux Amérindiens de l’ethnie Tlinkit, agressifs et fort pugnaces, les Russes finissent par s’imposer en avançant cinq canons. Ce fut un massacre qui laissa cinq cents morts sur le terrain mais la résistance des indigènes cessa.
Le commerce des peaux étant très lucratif, les colons arrivent plus nombreux : une demie douzaine de villages russes se construisent en Alaska. En 1799, l’Etat russe devient partenaire de la colonisation et impose une société monopolistique qui commercialisera les précieuses peaux. Elle s’appelle la « Compagnie Russo-Américaine » ; quelques membres de la famille impériale en sont actionnaires. Le centre de la colonie est alors Novo-Arkhangelsk, que l’on débaptisera plus tard en Sitka.
La présence des sujets du Tsar inquiétait une autre puissance mondiale de l’époque : en effet, l’Espagne revendiquait toute la côte ouest des Amériques. Un livre intitulé « Les Moscovites en Californie » avait alarmé les Espagnols, qui décidèrent de doter la Californie de bases, qu’ils appelaient « presidios » et dont le plus avancé vers le Nord se situait entre Los Angeles et San Francisco. A cette présence militaire s’ajoutaient les missions de l’Ordre des Franciscains, successeurs des Jésuites qui avaient été expulsés d’Espagne.
Mais les craintes espagnoles s’avèrent sans objet car les Russes ne revendiquaient que les régions jusqu’au 55ième degré de latitude, soit une région se trouvant à quelque 2000 km au nord de San Diego. Une seule fois seulement, en 1774, un noble espagnol, Juan Perez, à bord du voilier San Antonio, s’aventura jusqu’à ces zones fort inhospitalières. Le brouillard permanent et les pluies interminables ont dégoûtés ces Européens du Sud, qui sont repartis sans l’intention de revenir un jour.
Les Britanniques, plus habitués aux climats ingrats, se montrèrent plus entreprenants. Ils observaient avec envie ce commerce des peaux en pleine expansion. Ils décidèrent de lancer une expédition sous le commandement de James Cook en direction de l’Alaska. Cook passa le Détroit de Bering et ne fit demi tour qu’une fois arrivé en lisière de la banquise. Sur le chemin du retour, il noua des contacts amicaux avec les Russes, mais sans perdre le nord, les marins anglais s’emparent, au nom de leur Roi, de l’Ile de Vancouver, à proximité de la ville contemporaine de Seattle. Madrid tente de se défendre, en vain, contre cette annexion britannique sur la côte du Pacifique, mais rien n’y fit.
A partir de 1794, l’Amérique russe a donc un nouveau voisin, redoutable, sur ses confins méridionaux. A l’Est de l’Alaska se trouve l’immense Rupertsland, qu’exploite la Compagnie de la Baie d’Hudson fondée en 1670 en jouissant de pleins droits de souveraineté. Les Anglais ne s’embarrassent pas de scrupules et excitent les Amérindiens locaux contre les Russes. Mais ceux-ci s’accrochent et parviennent à conserver leurs colonies, qui se lancent dans un commerce intense avec le Royaume des Iles Hawaï grâce aux initiatives d’excellents gouverneurs.
L’un de ces gouverneurs était issu d’une très ancienne famille allemande des Pays Baltes : le Baron Ferdinand Petrovitch Wrangel, qui dirigera l’Alaska pendant cinq ans à partir de 1830. Après cela, il deviendra le Ministre de la Marine du Tsar. Jusqu’à la fin de la monarchie russe, cette famille allemande des Pays Baltes conservera ses attaches à la dynastie régnant à Saint-Petersbourg : en effet, en novembre 1920, à la fin de la guerre civile russe, les restes de l’Armée Blanche, battus, quittent la Crimée à bord de navires français qui mouillaient à Sébastopol. Le dernier commandant en chef de ces forces tsaristes fut le Général Peter Nicolaïevitch Wrangel.
Au début de l’année 1864, le Prince Dimitri Maksoutov, descendant d’une famille tatare, devient le nouveau gouverneur de la colonie russe de l’Alaska. Ce noble, qui vient de convoler en justes noces, ne s’imagine pas que son avenir est bien sombre. Non seulement il sera le dernier gouverneur de l’Amérique russe, mais, vingt-cinq ans plus tard, il mourra seul et abandonné, totalement ruiné. Pourtant, au début de sa carrière de gouverneur, Maksoutov pouvait être satisfait de la situation qui régnait en Amérique russe. Certes, le poste de ravitaillement de Fort Ross en Californie avait dû être cédé en 1841, pour 30.000 dollars américains ; l’acheteur était une personnalité privée et farfelue. Le commerce des peaux périclite lentement. Les épidémies s’étaient succédée et avaient exigé leur lugubre lot de victimes, mais, malgré ces déboires, le nombre d’habitants de Novo-Arkhangelsk a augmenté jusqu’à atteindre les 2000 habitants. C’est la Compagnie de la Baie d’Hudson qui leur fournissait des vivres.
Mais il y a une chose que le Prince Maksoutov ignore : le Tsar Alexandre est sous l’influence de son frère puîné, Constantin, qui hait la Compagnie russo-américaine. Cette société monopolistique, prétendait le frère du Tsar, ne sert qu’à enrichir de manière éhontée ses actionnaires, tandis que le ministère des finances devait la soutenir en avançant des fonds considérables.
Le 16 décembre 1866, la décision tombe suite à une audience auprès du Tsar. En présence des ministres des affaires étrangères et des finances, du Prince Constantin et de l’Ambassadeur russe Edouard von Stöckl, en poste à Washington, l’autocrate de toutes les Russies accepte que la colonie soit vendue aux Etats-Unis. L’ambassadeur devra, pour conclure ce marché, réclamer aux Américains la somme de cinq millions de dollars américains (ce qui équivaut à quelque 70 millions d’euro actuels).
Edouard von Stöckl se rend immédiatement à Washington, distribue des pots-de-vin, joue un véritable jeu de poker, sans état d’âme, et parvient à obtenir 7,2 millions de dollars pour le trésor russe. A la fin du mois de mars de l’année suivante, le traité de cession de l’Alaska est signé. Au gouverneur, le Prince Maksoutov, échoit le triste devoir d’annoncer la nouvelle à la population de Novo-Arkhangelsk, rassemblée sur la place publique. Ces Russes d’Amérique ne pouvaient le croire, étaient atterrés. Ils se regroupèrent immédiatement dans l’église orthodoxe pour baiser les icônes et invoquer les saints. En vain. Lorsque la colonie est officiellement cédée aux nouvelles autorités américaines, pas un Russe n’est présent à la cérémonie. Sur place, il n’y a plus que des marchands de peaux américains qui espèrent de plantureux profits. Le 6 octobre 1867, à trois heures et demie de l’après-midi, la bannière étoilée flotte sur Novo-Arkhangelsk, que les Américains débaptisent aussitôt pour lui donner le nom de Sitka, aujourd’hui Saint Michael sur l’Ile Baranov.
Les nouveaux maîtres des lieux apportent une nouveauté supplémentaire : le calendrier grégorien, ce qui fait que ce 6 octobre devient le 18. Les sujets du Tsar sont désormais des étrangers indésirables, qui devaient donner logis aux soldats américains. Dégoûtés, ils plient bagage et quittent l’Alaska pour la Russie.
Article tiré de l’hebdomadaire viennois « Zur Zeit », n°39/2007).
Source : Peter Littka, « Vom Zarenadler zum Sternenbanner », Essen, 2003.
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