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« L’art, pour le philistin, est la parure du labeur quotidien. Il court après les ornements comme le chien après les saucisses. »
Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche, Koesel Verlag, Vienne,1955.
« Trop de fripons sont intéressés au succès de cette entreprise de détroussement spirituel pour que je les suivent sur ce terrain. »
André Breton, « Second manifeste du surréalisme (1930) », inManifestes du surréalisme, Idées, Gallimard, Paris, 1983, p. 83.
« Je considère que la survie du national-socialisme dans la démocratie est un danger potentiel plus grand que la survie de tendances fascistes hostiles à la démocratie. »
Theodor W. Adorno, Eingriffe. Neun kritische Modelle, Francfort s/Main, 1963, p. 126 (Souligné par l’auteur).
Exposé du thème
Les trois auteurs cités en exergue ont formulé trois états qui me paraissent bien plus actuels et étendus aujourd’hui qu’au moment de leur énonciation.
Ainsi, que l’art soit devenu une marchandise décorative et une valeur spéculative, et l’artiste lui-même un agent publicitaire de ses produits, il y a là une évidence qui saute aux yeux de ceux dont le pouvoir de discernement demeure encore guidé par un certain bon sens. Que la création artistique, l’imagination littéraire et poétique, la force interprétative philosophique soient étouffées, voire bafouées par les virtuosités d’une nouvelle rhétorique creuse de la pensée conceptuelle ou par les collectionneurs de détails marginaux appelés érudits, un tour d’horizon des rayons des librairies et un inventaire des enseignements dispensés dans nos universités le démontreraient aisément.
J’ai tenu enfin à rappeler une idée forte d’Adorno qui, malgré ses critiques envers Heidegger, partage avec lui le fond de l’analyse historiale de la modernité, à savoir qu’il s’agit d’une catastrophe, celle du triomphe de la négativité pour le premier, celle du destin de la technique pour le second. Si j’ai souhaité souligner cette remarque d’Adorno, c’est qu’il la tient de Brecht constatant, dès la fin des années 1920, que le ventre de la démocratie est encore gros de forces dictatoriales, de forces fascistes, de forces totalitaires. Et ce ne sont point la suite des événements guerriers qui ont scandé notre vie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui le démentiront : Algérie, Vietnam, Indonésie, Révolution culturelle chinoise, Guatemala, Chili, Argentine, Angola, Congo, Erythrée, Ethiopie, Soudan, Rwanda, Israël et Palestine, et aujourd’hui Irak, sont autant de champs de batailles jalonnés de camps de concentration, d’exécutions sommaires, d’enfants, de femmes et d’hommes torturés, mutilés, massacrés. Or cet état de guerre quasi permanent s’est fait pendant la guerre froide, mais très souvent à l’initiative des « vieilles démocraties », avec leurs soldats, au nom des droits de l’homme, de la liberté, de la démocratie, selon des procédures de violence identiques à celle des pays dits totalitaires. Si, en dépit des dénégations des bonnes âmes droits-de-l’hommiste, il y a identité de la violence politique entre acteurs concurrents, c’est que cette violence procède de quelque chose d’unique et de propre au moderne et qui dépasse les protagonistes quelle que soit l’intensité de leurs oppositions. De fait, le contraste antinomique des prémisses, des hypothèses, des concepts, des solutions, en bref, des « valeurs » entre les acteurs historiques, a fondé le commun horizon de sens des conflits, l’unité métaphysique des antagonisme agonistiques. C’est donc sur le fond mnémonique de ces trois allégations que s’organisent les remarques qui me sont venues lorsque que méditais sur ce qui fut jadis le cas de Céline, d’Arno Brecker, de Leni Riefenstahl, naguère l’affaire Heidegger, aujourd’hui celle d’Eliade et de Cioran, mais auquel il faudrait ajouter ceux parmi les grands créateurs, poètes, écrivains, peintres, cinéastes, photographes qui furent les admirateurs et les propagandistes du totalitarisme stalinien, voire pour certains du maoïsme…
A l’assertion d’Adorno, elle-même venue de Brecht, fait écho aujourd’hui l’un des essais d’inspiration simultanément marxiste et heideggérien, assurément l’un des plus pénétrants, de feu mon maître Gérard Granel, intitulé , « Les années trente sont devant nous ».[1] Au long de ces pages rédigés au début des années 1990, il essaya de montrer que la période des totalitarismes triomphants, nazisme et stalinisme, ne fut que la préhistoire d’un devenir encore à venir, ou, en termes heideggériens, le prélude d’un destin qui s’affiche dans sa plénitude aujourd’hui, en un moment regardé par les ventriloques médiatiques et politiques comme le triomphe réalisé de la démocratie (Fukuyama), comme la victoire des droits de l’homme (avec le couple mythique s’il en est, formé par Bernard Kouchner et Madeleine Allbright), mais aussi, en un temps où s’accomplit en sa totalité la mondialisation (en anglais, globalisation) de l’économie, de la politique, des styles, des goûts, en bref celle des représentations,Darstellungen et Vorstellungen, portée par la métaphysique de l’infinité, et donnée par la mathématisation de la compréhension du monde en ses possibilités d’objectivations sans limite.
Un tel constat qui choque les tenants du conformisme du moment (conformisme qui, sait-on jamais, pourrait devenir une faute à expier dans un futur non prévisible), les bureaucrates de la culture universitaire et les stakhanovistes médiatiques de la culture de masse, un tel constat donc se tient dans une très ancienne provenance, longuement explicitée dès l’antiquité par Platon dans la République, où il est montré comment, sur un fond de démagogie (livre VIII, 563-b), la tyrannie procède de la démocratie dans une aspiration, non point au sens grec à la liberté, c’est-à-dire à l’homme dégagé des servitudes productives mais à l’égalité devant le tyran dispensateur de la manne, où se prépare l’indifférence à l’harmonie possible de la citée avec le cosmos.
Malgré des apparences qui suggéreraient que l’éthique de la démocratie représentative est l’essence de la victoire de 1989 sur les régimes communistes et le communisme lui-même, ne pourrions nous point avancer avec Adorno, Heidegger et Granel — mais aussi encore avec Huxley et Orwell, auxquels nous adjoindrons des commentateurs contemporains tels Guy Debord ou Gilles Châtelet, Paul Virilio, Noam Chomsky, Michel Chossudovsky — que nous vivons sous des formes d’un totalitarisme et d’une « servitude volontaire » d’autant plus puissants et insidieux qu’ils se montrent, pour beaucoup, sous le visage séduisant de l’hédonisme de la culture bon marché, de la convoitise orchestrée par la publicité, de la politique spectacle et de la manipulation des émotions primaires. La publicité comme propagande de la marchandise, offre à la convoitise le « tout est possible », tandis que le spectacle de la médecine génétique avec un zeste de chirurgie esthétique, propose l’homme parfait à venir, l’homme qui, après le politiquement correct, l’économiquement correct, deviendra biologiquement correct. Société du spectacle, société de la convoitise, société la paupérisation à l’échelle de la planète, la modernité comme « enténèbrement du monde », pour reprendre la formule de Heidegger, ou comme « catastrophe de la civilisation moderne », pour rappeler celle d’Adorno, reprise par Sloterdijk[2], se tient sous le charme de la science gadgétisée au quotidien et d’un pseudo cosmopolitisme culturel, lequel n’est autre que le nomadisme touristique de ces nouvelles espèces sociales propres à la modernité tardive : les « bobos », les « bourgeois-bohèmes » avec leur conformisme de la convoitise mêlé à un hédonisme de quatre sous, mais aussi le troisième âge des retraités garantis, lesquels parcourent le monde habité d’une frénésie culturelle, masquant de cette agitation la fin solitaire et abandonnée dans mouroir qui les attends. Le thème avait été abordé par Ionescu dans un article publié dans la revue Arts au mois de janvier 1960, où, entre autres choses il écrivait, « Je me suis senti obligé d’affirmer dans plusieurs textes que deux dangers menacent la vie spirituelle et le théâtre : la sclérose mentale bourgeoise d’une part et, de l’autre, la tyrannie des régimes politiques, c’est-à-dire des bourgeoisies de toutes sortes. J’entends par esprit bourgeois aussi bien le conformisme d’en-haut, que celui d’en-bas, de gauche ou de droite, tant l’irréalisme bourgeois que l’irréalisme socialiste*, autant de systèmes figés. »[3] Voilà sous quels divers auspices et augures se situe le déploiement de notre présent et à partir desquels je place mes digressions. Encore me faut-il le souligner fermement, ces digressions ne prétendent ni consoler ni avertir ni dénoncer ni juger — parce que je ne suis ni bon, ni mauvais, ni meilleur, ni pire —, elles voudraient simplement soulever quelques questions, car, à l’origine de tout acte de pensée, il y a le questionnement comme « piété de la pensée ».[4]
Variation 1
Beaucoup d’analystes ont caractérisé les régimes totalitaires comme les seules formes politiques qui explicitement énonçaient leur volonté de commander à l’art et la mettait en pratique. Ce qui me surprend, c’est que l’on s’en étonne encore. L’ignorance historique gagnerait-elle en un temps où les discours obsidionaux sur la mémoire fleurissent plus intensément que jamais auparavant ? Car, il n’est point là fait nouveau ! Pendant plusieurs siècles les artistes, artisans embauchés par des communautés laïques ou religieuses, ou domestiques portant livrée, attachés aux maison de princes laïcs ou religieux, ont produit à la commande. Les temps n’étaient point démocratiques ! Donc le peintre, le musicien, le maître de chapelle, le maître de ballet, le poète, l’écrivain, l’acteur, travaillait pour un maître, lequel, à l’occasion, pouvait être non seulement homme de goût, capable de saisir le talent, voire le génie de l’artiste, mais aussi artiste lui-même, et pratiquer à la fois l’art de la politique, l’art de la guerre et l’art poétique ou celui de la composition musicale… Les artistes travaillaient pour la gloire du prince. Or, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme liberté créatrice, appartient aussi à diverses expressions esthétiques réalisées sur commande d’un prince afin de manifester sa munificence, et par là-même, sa suprématie et sa puissance. Molière vantant avec la Musique de Lully le sens de la mesure et de la justice du Roi-Soleil, Racine louant plus tard l’absolutisme du même monarque et écrivant des pièces édifiantes pour les pensionnaires de sa femme morganatique devenue une bigote, et puis, quelques soixante-dix ans après, Madame Vigé-Lebrun peignant Marie-Antoinette et ses enfants, dans une sorte d’intimité solennelle et cependant simple et naturelle, ou, déjà, au tournant du XIXe siècle, David représentant, dans une sorte de rigidité néo-classique, Bonaparte dans la gloire de son couronnement, ne font pas autre chose que de magnifier un présent politique. Même un Boucher, saisissant l’érotisme de jeunes femmes aux fesses dodues et à la peau rosée, œuvre pour glorifier les plaisirs de ses maîtres princiers. D’aucuns qui oseraient leur reprocher rétroactivement leur servilité envers le Prince, feraient montre d’un anachronisme stupide… Ces artistes n’étaient ni plus ni moins serviles que ceux parmi nos contemporains qui ne sont que les marionnettes du marché…
Implicitement, depuis la fin de l’ancien régime et du premier Empire, une telle attitude présuppose qu’il convient d’accorder à la liberté de l’artiste la garantie — et la seule — de la qualité, de la force d’innovation et de renouveau à l’encontre d’une tradition envisagée comme réactionnaire. Toutefois, comme l’avait relevé Lukács, cette liberté est largement illusoire, car sortir du statut de domestique, voilà qui entraînait l’artiste à ne plus avoir la garantie d’une assurance-vie… L’artiste certes peu rémunéré, mais protégé, entrenu, nourri, logé, habillé, était tenu de produire à la demande de son maître, même si une marge de liberté des formes lui était laissée (Cf un maître de chapelle de Dresde nommé Bach). Désormais, pour vivre, l’artiste, le créateur, le penseur doit vendre, publier, se faire jouer, se faire interpréter ; il est ainsi soumis à des entités économiques nouvelles, aux maisons d’édition, aux théâtres et salles de concert indépendantes qui recherchent le profit, pour un public qui achète et consomme de la culture comme une nouvelle forme du luxe… Mozart fut le premier à éprouver jusqu’à la misère tragique les conséquences de cette liberté gagnée sur la servitude. Mais il ne faut pas oublier qu’à la même époque artistes et créateurs n’en étaient pas moins toujours dépendant de l’État républicain ou monarchique à travers les salles subventionnées et les commandes. Quant aux pauvres, ils avaient droit à la fête foraine et au mime (cf. Les Enfants de Paradis de Marcel Carné)… En d’autres mots, l’artiste devint dépendant des lois du marché, dussent-elles être régies par une dynamique socio-économique quelque peu différente de celles qui commandent la vente des casseroles, des vêtements ou les transactions immobilières. Pour occulter cette triviale réalité, l’idéalisme allemand inventa la théorie de l’autonomie totale de l’art, l’art pour l’art. Or le marché de l’art, à la différence de celui des marchandises courantes, est commandé non seulement par le pouvoir économique, mais aussi par le pouvoir politique à travers ce que l’on nomme les commandes d’État et les subventions qu’il accorde. En bref, parler d’une liberté de l’art ne concerne dès lors que des marginaux (parfois aidés par des mécènes qui passent pour excentriques), dussent-ils, avec le temps, c’est-à-dire une fois leurs œuvres muséalisées et muséographiées, être réintégrés dans le grand jeu du marché de l’art (Cf. la grande vente de la bibliothèque et des collections d’objets d’André Breton au printemps 2002 à Paris)… Or cela ne devrait entraîner aucun jugement quant à la qualité de l’œuvre : l’artiste maudit peut-être médiocre ou grandiose, l’artiste officiel peut produire des œuvres de haute qualité ou de tristes croûtes… C’est aussi une question d’appréciations liées au temps (toujours l’œuvre du temps, celle de l’historicité), à ce qu’il est convenu d’appeler l’esprit du temps, aux goûts, aux valeurs invoquées à un moment donné comme le beau, le bien et donc le vrai…
Pourtant, y aurait-il une valeur intrinsèque de l’œuvre d’art qui fut a-historique, a-temporelle ? Une sorte de « modèle originaire du goût », un « idéal du beau » comme « idéal de l’imagination » (Kant, in Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764) Si oui, cela présuppose une ou des qualités intrinsèques, une ou des valeurs en-soi, sémantique et symbolique, qui transcenderaient totalement l’époque de leur conception-réalisation. Penser ainsi, c’est déjà penser l’œuvre d’art, l’œuvre poétique et musicale en terme de patrimoine artistique muséal en devenir permanent… C’est donc lui attribuer une valeur esthétique où l’« intemporalité », le sublime de la représentation, fonderait déjà, comme en sous-main, la valeur d’échange. Comprendre la valeur de l’art de cette manière et agir en conséquence, c’est se tenir au cœur même de la modernité, dans l’esprit de la conservation généralisée, qui est aussi celui de la vente-échange généralisée des œuvres, où toute chose produite jadis et naguère, aujourd’hui et demain, est transformée en objet de brocante, tant les œuvres les plus prestigieuses que les objets d’usage quotidien les plus banals. Jusqu’au XVIIIe siècle détruire les œuvres des siècles qui précèdent est chose normale, l’essentiel c’est d’œuvrer dans son temps pour la gloire de Dieu ou du Prince. On détruisit donc églises, fresques et palais. En revanche dans la modernité que présente implicitement Kant, tout est préparé à devenir objet de musée, lequel rassemble Raphaël et des statues africaines ou polynésiennes d’ancêtres, Cézanne et la pissotière de Duchamp, Van Gogh et la boîte de conserve enfermant la merde de l’artiste, Crivelli et Andy Warhol, les robes de Saint Laurent, des usines mortes, anciens bagnes du travail ouvrier devenues le linceul de l’éphémère des installations du post-néo, les assiettes et les gobelets d’argent de mes arrières grands-parents et, déjà, les jouets de mon enfance… Presque tous les jours, je surprends dans les vitrines des brocantes des objets quotidiens qui composèrent tant les scènes de mon enfance rurale que celles de ma préadolescence urbaine. L’artiste reconnu, l’artisan anonyme, tous les producteurs d’un travail quelconque devenu objet ayant acquis une valeur d’ancienneté, et donc une valeur patrimoniale, signent tous a posteriori la réalité ultime de la modernité : tous et tout se trouvent placés au cœur du dispositif rassemblant la marchandise en son abstraction incarné, l’argent. Les cuillères de bois du musée du village et les icônes saintes du musée du paysan de Bucarest, les charrues et les métiers à tisser du musée des arts et traditions populaires participent de cet échange. D’où l’insistance sur les originaux qui seuls garderaient la variabilité croissante de la valeur d’échange. Voilà en ces multiples contradictions apparentes, l’état des lieux de l’art, de la création, de l’exercice de la pensée…
Variation 2
Dans nos sociétés qui se prétendent démocratiques et post-totalitaires, condamner un artiste parce qu’il a eu, ou, sait-on jamais si l’on écoute certains commissaires à la conformité, aurait encore des opinions politiques vantant un régime totalitaire, ou parce qu’il aurait travaillé sur des sujets prisés, voire imposés par ces pouvoirs, paraît dorénavant chose normale, comme si, à l’inverse, l’opposition au totalitarisme serait (ou eût été) la seule garantie de la valeur esthétique, de la puissance d’évocation, de la force de la monstration, de la grandeur de la poiésis, etc. Enfin de compte, être antitotalitaire serait-il devenu aujourd’hui le seul gage de la valeur artistique de l’œuvre et de l’originalité de la pensée ? Toutefois, hors des séminaires universitaires ad hoc, il me semble que les affaires marchent autrement.
A ma connaissance, personne, parmi les chasseurs de nazis, ne semble avoir protesté lorsqu’en 1970 l’Université du Texas offrit 100.000 marks (50.000 euros) pour le manuscrit de Sein und Zeit, mais, prestige national oblige, c’est le Schiller-Literaturarchiv de Marbach qui l’obtint pour le même prix. Lorsqu’il s’agit d’argent le moralisme se fait soit étrangement silencieux soit violemment clabaudant. Les inclinations nazies de Kandinsky ou de Nolde, n’ont pas fait baisser d’un iota leur cote ; le manuscrit du roman tardif de Céline (citoyen particulièrement exécrable), Nord, a atteint des prix inimaginables lors de sa récente préemption par la Bibliothèque nationale de France. Les diverses œuvres cinématographiques, poétiques, romanesques, picturales, des artistes ayant soutenus par leurs travaux, leur déclarations, et parfois leur engagement physique, la révolution bolchevique et la mise en place de son pouvoir totalitaire, occupe toujours la même place importante, parfois fondamentale, dans l’histoire de la pensée et de l’art. Les œuvres suprématismes de Malevitch, à la fois prémonitoires, inaugurales et terminales, ne sont en aucune façon atteintes (c’est même le contraire) par le texte qu’il écrivit à la mort de Lénine, et dans lequel il présentait le premier chef de l’URSS comme le Christ de la modernité, transformant la signification première de son Carré noir en icône du nouveau Rédempteur, faisant ainsi de Vladimir Illitch l’homme-Dieu de la technique et du social — la terre et le pain, l’usine et l’électricité —, celui qui scelle la troisième alliance, celle de la modernité harmonieuse.[5] Ce texte marqué d’un enthousiasme mystique, n’entame en rien le fait que le peintre fût plus tard marginalisé par le renouveau officiel du réalisme naturaliste sous une forme dite « socialiste » où, déjà en 1926, Joseph Roth avait remarqué le retour au conformisme académique propre aux petits-bourgeois parvenus.[6] Rien, et encore moins Le Livre noir du communisme, n’atteint la valeur inaugurale et terminale de la peinture figurative que sont les œuvres suprématistes de Malevitch dont il décora les trains de propagande partant vers les lointaines provinces orientales afin de convaincre les peuples asiatiques du bien fondé, de la vérité et donc de la beauté de la révolution communiste. Attendons encore, il se trouvera sûrement quelques vengeurs attardés pour faire son procès esthétique au nom de la politique et, pourquoi pas, proposer de reléguer ses œuvres au fond des réserves, comme le firent les autorités staliniennes… Le « Tout est possible », caractéristique de la modernité tardive selon Hannah Arendt, se déploie chaque jour dans la tranquille bonne conscience des fripons comme l’avait si bien remarqué Breton.
Doit-on rétrospectivement demander à l’artiste de rendre des comptes quant à son ou ses adhésions à des normes socio-politiques, fussent-elles regardées comme positivement humanistes ? Une telle demande s’apparente à des exigences post factum si caractéristiques des régimes totalitaires ? En tant que citoyen, c’est au moment d’une prise de position, voire parfois d’un engagement, quand tel ou tel régime politique triomphe qu’il conviendrait de manifester une telle exigence. Mais trop rares sont ceux qui l’osent manifester. Entre 1930 et 1940 bien peu d’artistes et de critiques osèrent, sur la scène mondiale, dénoncer la stupidité des critères esthétiques définissant le réalisme socialiste (dénommé préalablement réalisme héroïque) ou de ceux formulant les canons de l’art teutonique reconnu par le Troisième Reich. En effet, entre les deux guerres, le réalisme socialiste, héroïque, naturaliste, ou le figuratif idéaliste, tout autant que l’architecture massive, cubique et néo-classique est commune à la fois au monde européen, qu’il fût libéral, communiste ou teutonique, et à l’Amérique du Nord… Les gratte-ciels de New York ou de Chicago sont marqués d’une démesure qui n’a rien à envier à celle de l’université de Moscou, aux constructions berlinoises ou à la place du Trocadéro trônant devant la Tour Eiffel, deuxième cathédrale mondiale, après le Cristal Palace de Londres, offerte au culte la technique.
Si l’artiste doit être cette personne qui joue de sa liberté créatrice souvent en opposition (mais pas nécessairement en s’opposant) à la contrainte des lois économiques, aux normes socio-politico-esthétiques du moment, cela veut dire que, présentement, il y a bien peu d’artistes authentiques, puisque la nouveauté du nouveau semble être la nouvelle norme académique d’une société où l’épate bourgeois tient lieu d’originalité créatrice[7], où la volonté d’innovation à tout prix et à tous les prix, semble être devenue la nouvelle bienséance postmoderne. Qui donc, présentement, s’élève contre le diktat du conceptuel, de l’installation, de l’éphémère, parfois même des ordures ou du rien ? Ceux qui l’osent énoncer sont marginalisés, rejetés par l’establishement, par les galeries en renom, les musées, la majorité des critiques, les fondations, les administrations d’État. Aujourd’hui, en effet, ce sont plutôt certaines traditions figuratives, liées à un authentique savoir faire artisanal, qui feraient fonction de marginalité contestatrice ! Sic transit gloria mundi…
D’autre part, les procès rétroactifs engagés contre certains artistes, contre certains créateurs et certains penseurs qui eurent, à un moment ou à un autre, soit des faiblesses, soit une plus intense participation à des régimes politiques détestables, devraient être regardés avec un léger sourire, puisque dans la plupart des cas ces artistes, parfois ces très grands artistes, parfois ces penseurs exceptionnels ont, en tentant d’expliciter et leurs engagements politiques initiaux et, pour la majorité, les distances qu’ils ne tardèrent point à prendre, cherché aussi à saisir, à comprendre l’essence d’une époque. En outre, qui peut se vanter d’être parfait ? Errare humanum est ! Au nom de quelle qualité inamissible les bonnes âmes du présent distribueraient-elles les brevets de moralité ou d’immoralité ? De qui et d’où provient cette exigence ? Il faudrait que ceux qui l’avancent, appartiennent eux-mêmes à une espèce humaine fort rare, surtout dans les institutions universitaires, dans les institutions culturelles de l’État ou dans les fondations privées : il faudrait que ces critiques soient des héros ou des saints ! Or, ceux qui vocifèrent aujourd’hui n’ont rien à offrir que des dossiers de basse police ; en effet que nous apprennent-ils qui ne soit déjà connus, même si parfois les faits sont mal assumés par leur auteurs ? Ces redresseurs de torts ne combattent pas ces faiblesses, voire ces lâchetés, avec des contre-feux créateurs, comme, en son temps, Brecht, avec son théâtre, l’avait entrepris à l’encontre du nazisme, ou, dans un style différent, Jünger avec ses Falaises de marbre, et, plus à l’Est, Boulgakov à l’encontre du stalinisme avec sonMaître et Marguerite. Les nouveaux policiers de la pensée dénoncent, pour vouer aux « poubelles de l’histoire », des hommes et des femmes dont les œuvres, en dépit d’erreur ou d’une lâcheté momentanée à l’égard de la morale politique, dominent très souvent les expressions de l’intelligence, de la compréhension et de la sensibilité du XXe siècle. Quant aux nouveaux policiers de la pensée, ils ne font qu’exprimer la doxa de notre temps, la conformité aux idées les plus banales de notre époque.
Une fois la tempête passée, une fois la tragédie accomplie et dépassée, quand, après avoir compté les morts sans mesure, il arrive que les grands créateurs qui, pris d’une manière ou d’une autre dans la tragédie du temps, en avaient pressenti la catastrophe, se rencontrent sans servilité, sans avilissement et sans ressentiments. Ainsi René Char, poète métaphysique s’il en est et authentique héros de la résistance, et Heidegger — ayant reconnu la « grosse erreur » de la période rectorat, sans pour autant renier, et pour cause, le fond du discours lui-même, modèle de pensée de la critique radicale à l’encontre de la dégénérescence de la science et de l’université[8] —, réinventant ensemble, pendant les séminaires du Thor, le débat grec des origines.
Les dénonciations (et non les critiques) d’aujourd’hui sont le fait de médiocres, d’impuissants, d’esprits mesquins et jaloux, de bureaucrates de la culture qui maquignonnent la pensée dans des universités, comme des bureaucrates de Dieu maquignonnent le divin dans des églises. Dans son cours sur le Parménide Heidegger faisait remarquer l’échec d’une certaine forme d’opposition : « …alles Anti (ist) in Wesen dessen verfaftet, wogegen (es) angegh. »[9] Etre anti- de manière strictement réactive, c’est donc ne pas échapper au lieu du conflit choisi par l’ennemi, et, ainsi, accepter par avance, outre son champ sémantique et ses règles éthiques pour parler politique, le fonds ou l’essence de son argumentation pour parler philosophique. C’est en ce sens qu’il conviendrait, peut-être, de tenir rigueur à Brecht et à Benjamin d’avoir répondu à l’esthétisation du politique souhaitée par les Nazis en proposant comme mot d’ordre mobilisateur « la politisation de l’art », comme s’il s’agissait d’une nouveauté, comme si l’art ne l’avait point été de longue date et de manière souvent explicite. Toutefois, si tel était seulement le cas manifeste de l’agir esthétique et méditatif de n’être qu’une expression immédiate du politique et rien de plus, alors l’artiste ou le penseur devrait en effet répondre de ses engagements, comme le chef de service d’un quelconque bureau de ministère. La création est certes en partie lié à l’esprit du temps, mais elle est aussi bien plus que cela en ce que l’idée moderne d’un artiste démiurge ne fait que reprendre, en l’accordant à la modernité, en l’immanentisant à sa propre activité, la conception antique du poète, celle d’un humain habité de la révélation divine, et du caractère quasi sacerdotal de son travail. Il y avait aussi chez le postmoderne Andy Warhol quelque chose du prêtre célébrant dans la mise en place de ses installations et de leur destruction. Comme la parfaitement saisit Safranski, on retrouve cette dimension sacerdotale dans les Beïträge de Heidegger où le penseur médite sur l’échec de son engagement et sur le ratage général de la révolution métaphysique qu’il avait naguère espérée.[10]
Chez les grands artistes modernes les signes qui donnent sens ou mieux rendent sens, ont toujours une portée qui embrasse un monde bien au-delà du cas particuliers qui les inspire. C’est devant le tableau de Picasso, Guernica, encore à New York, qu’eut lieu l’un des premiers happenings politiques mis en scène pour marquer l’opposition de certains artistes new-yorkais au massacre de My Lai au Vietnam.[11] Les civils espagnols tués sous les bombes des chasseurs-bombardiers allemands et la guerre du Vietnam entrecroisaient leurs images de mort et les photos des paysans torturés et assassinés froidement en 1969 par la soldatesques d’un pays démocratique, faisaient échos au cri de rage et de détresse du peintre qui, en 1937, l’avait lancé à l’encontre de la barbarie teutonne.[12] Cri de détresse de Picasso certes, et, cependant, cela n’empêcha point l’artiste au cours de la Seconde Guerre mondiale de recevoir dans son atelier parisien tout ce que le Grand État-major allemand d’occupation et tout ce que la collaboration comptaient d’esprits éclairés, qui n’acceptaient pas la notion d’art dégénéré, à commencer par Otto Abetz, le très officiel représentant du Reich à Paris… Dussent-ils apprécier Picasso, il n’empêche, ces gens n’étaient pas, à ce moment précis, les meilleurs représentants d’un humanisme politique ![13] De fait, cet exemple rappelle la constante contradiction entre l’artiste dans son œuvre (et non l’artiste et son œuvre) et l’artiste dans la société… La résistance n’a pas fait de René Char le poète exceptionnel qu’il fut, il l’était bien avant, il le fut bien après, le choix de René Char est celui qu’il copartage à égalité avec des hommes simples et très respectables[14], mais qui ne comprendront sûrement jamais sa poésie ; quant aux compromis de Picasso pendant la guerre, ils n’entament en rien son génie de peintre, peut-être le génie du dernier et gigantesque peintre classique. La faiblesse de Richard Strauss écrivant l’hymne des Jeux olympiques de 1936 à Berlin, n’invalide en rien l’éclatante grandeur tragique et crépusculaire de sa musique d’opéra (Der Rosen Cavalier, Die Frau ohne Schatten) ou, de cet ultime chant romantique, Die Vier Letzten Lieder qui finissent une ère d’écriture musicale, comme Malevitch, en sa guise, avait achevé celle de la peinture figurative.
En tant qu’homme dans sa vie quotidienne, dans ses rapports au pouvoir politique, aux pouvoirs économiques, dans ses relations à ses proches, à ses amis, à ses épouses, à ses compagnes, à ses maîtresses, l’artiste, le créateur, le penseur, peut être un personnage peu recommandable, une personne franchement détestable, voire même exécrable. L’artiste, le créateur, le penseur n’a rien de commun avec la bienséance, avec la peur des engagements extrêmes, avec la modération arrogante et le bon goût (quel que soit ce goût) du professeur, de l’intellectuel, du critique ou du commentateur reconnu (la figure tutélaire de ce personnage s’incarnant en France dans la personne de Sainte-Beuve) ; même si parfois il s’est glissé parmi eux, l’artiste et le créateur chausse d’étranges lunettes qui ouvrent, par métaphore, par métonymie, par l’image, le son, le geste, la parole, le monde-à-venir à lumière de son devenir propre, pour le déployer à sa vérité. Dès lors qu’il s’engage dans la création, l’artiste, tout autant que le penseur, est comme habité d’une autre perception, d’une autre aperception. L’acte même de la création annonce, énonce, exprime, préfigure et incarne ce dont il est habité, l’angoisse (Angst) et le souci (Sorge), autant d’états qui ouvrent le regard au monde, qui dévoilent, mettent à nu, dût-on n’y contempler que l’abyssal néant engendré par l’extrême violence de la modernité tardive. Proust a parfaitement saisi le décalage entre le quotidien et l’acte créateur à travers le personnage de Bergotte, le grand écrivain, celui qui, dans le quotidien de la vie mondaine se montre servile et fat, une sorte de méprisable dandy sur le retour… Si mon admiration pour Adorno, (l’un des plus remarquables interprète critique du nazisme, du capitalisme tardif, mais encore de la musique de Wagner), n’a jamais faibli, je me dois de confesser que son intégrité et sa droiture ne sortirent point grandies lorsqu’en 1950 il intervint pour empêcher la publication en Allemagne du livre de Marcuse (élève de Heidegger), Éros et civilisation, car ce dernier « avait commis une faute impardonnable : il avait livré trop bruyamment un des secrets de fabrique de la théorie critique… ».[15]Les exemples pourraient être multiplier. Le comportement de Heidegger à l’égard d’une étudiante sans pareil, Hannah Arendt, dont il avait fait sa jeune maîtresse, n’est pas non plus très glorieux. Comme beaucoup d’hommes confronté à une semblable situation, il a soumis son amour à une parfaite lâcheté sociale, tandis que, simultanément, il dut savoir parler en termes si impétueux, si passionnés et inspirés de l’amour, qu’il réussit à convaincre Hannah Arendt de rédiger une thèse sur le concept d’amour chez saint Augustin.
Variation 3
Mais, me dira-t-on, cela n’a rien de commun avec les artistes et tous les créateurs ayant apporté d’une manière ou d’une autre leur caution et leur talent, voire parfois leur génie, à des régimes totalitaires redoutables (je me refuse à dire inhumains, car, quel que soit leur cruauté, les sociétés totalitaires sont le fait des hommes, et seulement des hommes, aussi sont-elles simplement humaines, peut-être, « trop humaines ». En effet, la société des lions ou celle des tigres est bien moins cruelle). En bref, peut-on accepter dans le panthéon de l’art, dans celui des penseurs, des hommes ayant cautionner explicitement à un moment ou à un autre ce type de pouvoir. N’y aurait-il pas immoralité à ce que certains pourraient considérer comme un laxisme impardonnable. Pourquoi exiger de l’artiste en tant qu’individu social un comportement essentiellement différent du commun des mortels. L’adhésion à des formes épouvantablement cruelles du pouvoir politique n’est-elle pas une très antique faiblesse de l’artiste et du penseur qui croit y déceler, du moins à ses débuts, une possible ouverture ou une autre expérience, plus radicale, plus forte, de la vie, du social, du politique, en bref une expérience où le monde n’est plus donné, mais à forger, à créer jusqu’à l’extrême. Cela ne commence-t-il point avec les débuts même de la philosophie, avec Platon ? Pourtant, il y a toujours dans l’œuvre la marque d’un décalage d’avec l’expérience quotidienne qui sert de matière à penser, à méditer, à montrer, à ouïr. C’est pourquoi très rapidement, l’artiste et le penseur déchantent, parce qu’ils se trouvent toujours pris au piège de la fonctionnalité cynique du politique, si bien que deux options s’offrent à eux, soit le silence, soit la critique. Cette très brève description est à peu près l’histoire des artistes et des penseurs du XXe siècle engagés dans le grand jeu du politique quand la gestion dusocius devient le chaudron des sorcières où tout peut arriver, la révolution.
Cependant, la question demeure lancinante, pourquoi de très grands artistes et de non moins grands penseurs ont-ils accordé un temps crédit aux formes totalitaires du politique en gestation ou dans ses formes préliminaires ?
Devenu indépendant l’artiste et le penseur sont aussi ces individus offrant sur un marché un travail, même si l’idéalisme consolateur fit de lui le génie solitaire et quasi divin, ce qu’il est parfois, et miséreux, ce qu’il fut souvent, mais non systématiquement. Dès lors sa survie dépend soit de sa fortune personnelle, soit, pour les écrivains ou les musiciens, d’un succès populaire souvent préparé par la presse, mais très souvent, l’artiste et le penseur appartenant à une institution, en général d’enseignement, à une bibliothèque, voire à une quelconque administration, aussi recevaient-ils une reconnaissance publique que seule la bourgeoisie et ce qui restait de l’aristocratie était à même d’accorder, et qui, jusque après la seconde guerre mondiale (hormis les avant-gardes et ses quelques mécènes), promettait de fructueuses commandes d’État. L’inscription de l’artiste et du penseur dans la société vaut tant pour ceux que le temps, après diverses vicissitudes a porté au faîte des Arts et des Lettres que pour ceux qui font l’objet d’une simple notice au bas des pages des livres d’histoire de l’art ou des idées. Le capitalisme (ou son synonyme, le libéralisme individualiste) a construit un monde auquel l’artiste et le penseur ne peuvent échapper jamais : ils participent de ce monde, ils sont de ce monde, ils appartiennent à ce monde, ils en sont même, pour les plus grands, les démiurges critiques inspirés de l’advenir…
Après avoir idéalisé les épopées héroïques de l’aventure impériale ou monarchique ou républicaine de la nation pour les uns (David, Gros, Delacroix) ; après avoir tenté de représenter et d’énoncer le spectacle des mystères insondables de la nature (G. Friedrich, Turner, Chateaubriand, Goethe, Keats et Shelley) ou du cosmos (Blake) pour les autres ; après avoir représenté les images des rêves orientaux suppléant aux réalités triviales de Occident (Ingres, Delacroix) ou la nostalgie des grandes époques inaugurales (les Préraphaélites et les poètes symbolistes), l’artiste indépendant a compris que ces idéaux s’étaient vidés sous les coups de boutoir d’une réalité nouvelle et bien plus puissante. Une fois donc tous ces cheminements explorés et épuisés, l’artiste-démiurge comme le penseur-démiurge s’est trouvé confronté à la réalité du monde dans lequel il vivait, au cœur de la présence et de la seule présence de ce monde et des hommes qui l’occupaient en leurs voies et manières. Le démiurge ressentait toutes les contradictions du monde que l’industrie et la techno-science transformait et modelait avec une férocité sans pareil. Alors la vie quotidienne entra massivement dans l’œuvre, le luxe des nouveaux riches et la misère des nouveaux pauvres, les bourgeois et les prolétaires, la luxure et la déchéance, la grandeur et l’abjection (Les travailleurs de la mer, La Traviata, Manet et le déjeuner sur l’herbe, Baudelaire et le Spleen de Paris avec les rêves de voyages exotiques, les vieilles servantes oubliées, les prostituées somptueuses); l’affrontement entre l’ancien monde rural et aristocratique (déjà décrypté par Balzac), et le nouveau, celui de la finance et l’industrie triomphante (celui qu’annonce Flaubert dans l’Éducation sentimentale), s’affrontèrent de manière implacable et inégale (Vincent van Gogh saisit les nouveaux damnés de la terre chez les ouvriers du Borinage et les bistrots à putains d’Arles). Les petites gens, les actions les plus banales, les plus misérables, les spectacles industriels les plus grandioses, mais aussi les plus effrayants, et, les crises de la productivité et de la baisse tendancielle du taux de profit (y compris dans leurs oublis) qui rongent déjà cette aventure glorieuse et sans précédent du progrès, firent irruption dans l’art et le questionnement de la pensée créatrice. Le mystère n’était plus dans la mer de nuages contemplée par le voyageur, tel que le représente G. D. Friedrich (où le voyageur n’est autre que le personnage central du cycle du Winterreise de Schubert)[16], mais bien dans la crise et l’agonie des référents anciens qui, chez les artistes et les penseurs, se traduit par celle de la représentation picturale ou conceptuelle, que l’on saisit dans le regard épuisé d’un Munch, dans la mélancolie de Baudelaire, dans la modernité comme décadence chez Spengler que rien ne peut guérir, dans le captage des formes venues d’autres cultures comme l’ont tenté cubistes et expressionnistes s’appropriant les formes de la statuaire africaine sans en capter jamais l’esprit. A la fascination des hommes pour les produits de la techno-science répond le Zarathoustra de Nietzsche, les Moissonneurs de Van Gogh sur fond de ville industrielle[17], les poèmes sur les villes et les campagnes hallucinées de Verhaeren[18], le cri de détresse de Rimbaud et celui de Munch, le cubisme de Picasso et de Braque, l’élégie quasi hermétique d’un Debussy ou d’un Rilke qui nie l’existence même de ce monde nouveau, le foisonnement luxuriant et terminal d’un Mahler, l’agonie du romantisme d’un Strauss, les violences sauvages de l’expressionnisme allemand, d’Otto Dix, de Max Beckman, de Brecht et Kurt Weil.[19]
Tandis que l’artiste démiurge fait entrer la vie dans son art et son art dans la vie et qu’ainsi, simultanément il entre dans la politique et la politique détermine ses sujets, le penseur, quant à lui, accorde à présent une dignité philosophique aux événements apparemment les plus banals de la vie quotidienne, à la production du monde industriel, à ses effets sociaux, à la nouveauté temporelle et spatiale qu’il déploie.[20] Penseurs et artistes se trouvent donc en résonance harmonique avec la révolte sociale, avec la misère des corps et des âmes, et proposent comme remèdes soit de changer l’« inhumanité du monde » (Proudhon, Marx, Sorel, Lukács, Rosa Luxembourg), soit d’en finir avec l’« enténèbrement » technique du monde (Nietzsche, Max Scheler, Heidegger, Adorno). Selon divers auteurs, l’affaire avait commencé au XIXe siècle, entre 1848 et 1880[21] ; le XXe siècle en radicalisa la dynamique.
Bolchevisme, et quasi simultanément fascisme italien, un peu plus tard national-socialisme (qui, pour des oreilles allemandes, s’entend comme socialisme national[22]), au début du XXe siècle les formes totalitaires émergent l’une après l’autre. Puisque l’artiste et le penseur se saisissent comme démiurges, alors pourquoi ne trouveraient-il pas dans ces mouvements de masse porteur de changements radicaux, des topoi expérimentaux permettant d’accomplir sinon leurs espérances, à tout le moins leur désir de sortir de cette société bourgeoise et bien-pensante qui avait mené l’Europe à mettre en œuvre la plus effroyable des « guerres civiles » depuis la fin de la Guerre de Trente ans. Dans chaque cas, l’engagement dans les commencements visait à accomplir une révolution bien plus radicale que celle proposée par les hommes politiques : suprématismes, poètes d’avant-garde et jeune cinéastes en Russie, Marinetti et ses émules, Ezra Pound dans l’Italie fasciste, Heidegger, Nolde, Benn, Brecker, Leni Riefenstahl en Allemagne, avec ailleurs en Europe, les mêmes engagements, qui divisèrent les artistes et les penseurs entre des sympathies politiques violemment contrastées. Les temps étaient à la radicalité et non à la pusillanimité, et tous se sentaient concerné par la « grande transformation »[23], commencée en 1914 sur tous les fronts européens avec la première grande guerre industrielle. Tous, artistes d’avant-garde, penseurs inauguraux, avaient une conscience aiguë de l’échec du vieux monde qui tentait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, de ravauder ses vieux habits quand plus personne n’était dupe, ni les élites ni les peuples : l’humanisme avait sombré dans les hécatombes inédites des « Orages d’acier »[24], la démocratie représentative se révélait incapable d’assurer le minimum vital à des populations qui, pendant la guerre, avaient consenti des sacrifices humains et financiers colossaux[25]. Au bout du compte c’est la philosophie du progrès qui a été totalement démentie, car, entre 1919 et 1940, pour la majorité des Européens, aucune des promesses de bonheur n’avait été tenue… N’est-ce pas aussi et simultanément, face au même constat, l’expression de l’anarchisme politique des Dadaïstes d’abord des surréalistes ensuite, qui, à travers leur critique radicale de la raison porteuse de tous les maux, de tous les malheurs des hommes modernes, proposaient l’advenue d’une révolution. Tous donnèrent crédit aux possibilités de révolution ouvertes par la crise dont la guerre de 1914-1918 avait mis en scène les premiers moments grandioses et tragiques à la fois.
Selon l’opposition que propose Nietzsche entre morale et moralisme, (c’est-à-dire entre ceux qui sont animé d’un authentique souci de la plus haute loi morale, celle de la création et de l’honneur, et ceux qui font semblant d’agir au nom de l’éthique, mais qui en usent pour se vautrer dans la bassesses), les exigences rétroactives des moralistes adressées aujourd’hui à des artistes ou à des penseurs contemporains récemment décédés, et donc condamnés au silence, ne seraient qu’une suite d’incidents mineures, grotesques et dérisoires, si l’enjeu n’était pas de dévaloriser, voire d’effacer des œuvres ont tant marqué leur temps qu’elles font référence et, de ce fait, mettent au travail notre mémoire pour nous remémorer que non seulement la politique d’hier (ce que l’on nomme l’histoire) se tient dans le tragique (les Grecs le savaient déjà), mais que ce tragique demeure encore et toujours le destin inexorable de l’homme en tant que zoon politikon associé à une temporalité eschatologique quelle qu’elle soit : celle du Messie à venir (de la réconciliation du peuple élu avec son Dieu), de l’attente de l’Apocalypse (pour le bienheureux moment du jugement dernier), de la Raison ( pour l’accomplissement du progrès menant au bonheur terrestre), de l’Esprit (préparant la fin de l’Histoire et un autre bonheur), de la société libérée de la nécessité (autre version de la fin de l’Histoire et toujours du bonheur), ou dernière version de l’eschatologie, pour un homme tendant à la perfection biologique.
Cette exigence édificatrice qui prétend se lever au nom de la mémoire, travaille de fait pour l’oubli, dans le voilement de ce qui fut, il n’y a guère, notre histoire en tant qu’expérience existentielle de nos parents et grand-parents, comme si l’opprobre post mortem pouvait nous servir d’eaux lustrales, nous absoudre de nos propres lâchetés, dissimuler nos tares présentes toujours « humaines trop humaines » et notre vanité alimentée par un goût immodéré de la fausse gloire et du lucre. Aussi, pour comprendre l’engagement de très grands artistes ou de très important penseurs dans les mouvements totalitaires, a-t-il été nécessaire de tracer de long détour, de ressaisir, pour le repenser (revisited), le statut de l’artiste et du penseur dans le phénomène de la modernité.
En refusant de penser cette origine de l’engagement des artistes, ceux qui se posent en vengeurs post factum travaillent pour l’oubli. En effet, mettre en œuvre la pensée c’est justement s’essayer à comprendre ce qui est advenu et comment c’est advenu, parce dans cet advenu même il y a plus que l’origine de notre présent, il y a essentiellement celui du futur. Comprendre c’est précisément déplacer le lieu du penser coutumier, de ce qui apparaît comme « naturel », qui n’est ni de juger, ni d’adhérer, ni même de condamner. Les attitudes moralistes sont non seulement stupides, mais vaines en ce que tout événement historique est un apax et, de ce fait, ne sera plus jamais rééditable. C’est pourquoi l’histoire ne porte jamais de leçon existentielle. Aussi condamner le passé, multiplier les repentances comme la mode actuelle nous en offre le spectacle dérisoire, n’a-t-il aucun effet sur présent. Croire aux leçons de l’histoire et aux repentances, cela ressemble étrangement soit à l’agir de la pensée magique ou à celui de la pensée mystique, quand le croyant accorde à la répétition incantatoires des mots et des phrases une valeur heuristique. Pis, ce faisant on refuse de penser l’advenue de l’histoire où se prépare un futur sans visage, c’est-à-dire un futur en attente de corporifications toujours inédites.
On doit encore constater combien la frivolité de cette attitude et de ces postures entraîne des bizarreries tant dans la distribution des condamnations que dans l’accord des louanges. Pour ne point omettre qu’une partie de ce texte à fait l’objet d’un exposé lors d’un colloque à Bucarest sur le thème de l’artiste et du politique, et que selon la doxa du moment, il convient de faire peser toute la faute d’un « passé qui ne passe pas » selon l’expression de l’historien Rousso, sur E. Cioran et M. Eliade[26]. C’est pourquoi je m’interroge encore et me demande pourquoi un procès semblable n’a pas été entrepris à l’égard de Georges Bataille et d’André Breton qui, en 1936, signaient ensemble le texte suivant :
« Nous sommes, nous, pour un monde totalement uni — sans rien de commun avec la présente coalition policière contre un ennemi public n° 1. Nous sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d’esclave des chancelleries. Nous pensons que des textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes qu’à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause, la brutalité anti-diplomatique de Hitler, plus pacifique, en fait, que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens. »[27] (sic !) C’est aussi dans l’esprit révolutionnaire du vouloir changer le monde quoi qu’il arrive, qu’il convient d’entendre ces jugements de Bataille, de Breton et des surréalistes, dans l’engagement préalable pris au début des années 1920 d’entrer au Parti communiste français, pour en être exclu certes, à la fin des années 1920 (certains comme Aragon, Eluard et Vaillant y deviendront, malgré pour le premier un immense talent poétique, des chantres du réalisme socialiste) et devenir les alliés de Trotski en exil, au point d’écrire à Claudel, à l’époque ambassadeur de France au Japon :
« Peu importe la création.* Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres, les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit. »[28]
On remarquera que dans cette déclaration Breton et les surréalistes exclus du Parti communiste parlent de révolutions au pluriel, et non de la révolution (sous-entendu bolchevique au singulier). En bref, cela me paraît devoir se passer de longs commentaires, sinon pour souligner que les surréalistes, et parmi eux Breton et Bataille, furent l’objet d’un culte, et, jamais à ma connaissance, rigueur leur fut tenue pour ces positions de jeunesse à tout le moins non-conventionnelles et qui, en leur temps, avaient dû sérieusement effrayer la modération craintive et la bienséance pusillanime du bourgeois. Il est vrai que malgré la date déjà tardive de leur prise de position, 1936, et leur dégoût des politiciens et des ambassadeurs, fussent-ils de bons poètes (Claudel, Saint-John Perse, alias Alexis Léger), ils avaient néanmoins comme garantie les propos de d’un bourgeois socialiste, celle de Léon Blum qui dans Le Populaire daté du 3 août 1932 voyait en Hitler un révolutionnaire dont la victoire électorale lui apparaissait bien plus intéressante que la réaction sans avenir représentée par von Schleicher ou von Papen… D’autre part, et malgré un certain tapage médiatique auquel participent quelques universitaires ignorants ou stipendiés, l’idée d’un Hitler et d’un IIIe Reich révolutionnaires faisant, dans les conditions spécifiques de l’Allemagne, pendant à la Russie soviétique, ne se réduit pas à l’hypothèse controversée de l’historien allemand Ernst Nolte[29], elle a été très largement argumentée dans l’ouvrage antérieur et déjà classique (mais trop souvent omis) de l’historien américain David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution.[30]
Lorsque l’on fait le bilan des engagements des artistes et des penseurs au cours des années 1920 et 1930, il est clair que nombreux parmi les plus importants s’allièrent soit au camp des communistes, soit à celui des fascistes italiens ou des nazis. Parfois même certains changèrent de camp, dans un sens, dans l’autre, parfois ils engagèrent le combat avec des marginaux de la révolution radicale, avec les trotskistes, les anarchistes espagnol, l’ultra gauche allemande ou les nationaux-bolcheviques.[31] Et comment eussent-ils pu échapper à cette dynamique tragique ? Depuis le milieu du XIXe siècle si la vie réelle était entrée dans l’art, l’artiste et le penseur avaient été happés par la violence de la réalité sociale et politique… Au bout du compte l’engagement des artistes et des penseurs y compris des plus grands ne manifestait que l’une des facettes de cette mobilisation générale (ou infinie) en sa première phase, brutale et maladroite, au moment où la modernité, ou, si l’on préfère l’accomplissement de la métaphysique de la technique (pour renvoyer au célèbre essai de Heidegger), annonçait que le vieux monde, le très vieux monde qui avait commencé avec la révolution néolithique était condamné à disparaître à jamais.
C’est cet événement au sens de l’Eiregnis, c’est-à-dire cet avènement-appropriation qu’il convient aujourd’hui de penser, car je ne suis ni un commissaire politique à la conformité, ni un juge désigné (et par qui ?) pour distribuer les bons et les mauvais points. Les actes de contrition, y compris les plus bruyants ne changeront rien à l’advenu ; nul ne pourra modifier ces temps d’angoisse et de peur, mais aussi de courage, d’abnégation et de sacrifice, engendrant le délire et le meurtre de masse où l’on saluait avec les mains et travaillait du chapeau, au lieu, de faire normalement, comme il se doit, saluer avec son chapeau et travailler de ses mains.
Pour ce qui concerne les affaires humaines, Spinoza nous avait jadis engagé à comprendre, sans pleurer ni se moquer, mais pour se faire il faut encore être habité d’une âme apaisée, non point repentante, mais qui sait pardonner, comme Brecht l’avait souhaité naguère :
« Vous qui émergez du flot
Dans lequel nous aurons sombré,
Pensez
Quand vous parlerez de nos faiblesses
Aux sombres temps
Dont vous serez sortis.
Car nous allions,
Changeant plus souvent de pays que de souliers
A travers les luttes des classes, désespérés,
Quand il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
En même temps nous savions pourtant :
Aussi la haine contre la bassesse
Durcit les traits.
Aussi la colère contre l’injustice
Rends rauque la voix. Ah ! nous,
Qui voulions préparer le terrain d’un monde amical,
Nous ne pouvions pas être amicaux.
Mais vous, quand on en sera là,
Que l’homme sera un ami pour l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence. »[32]
Oui, en effet, « Pensez à nous /Avec indulgence » ; en d’autres mots, souvenez-vous de nous comme nous l’étions dans cette société, et comment il nous fallut affronter son état qui était celui où nous fumes condamnés à vivre, c’est-à-dire à agir ! Or, comme le remarquait Adorno, « la mémoire est soumise au tabou parce qu’imprévisible, infidèle, irrationnelle. Et l’asthme intellectuel qui en résulte, culmine dans la perte de la dimension historique de la conscience et aboutit à la dépréciation de l’aperception synthétique […] ».[33]
Je n’ai rien à ajouter à Brecht et à Adorno, sinon à rappeler que penser et créer, ou méditer et agir, c’est-à-dire pour les plus grands prendre peu à peu conscience de leur génie et de leur irréductible singularité, mais, souvent, de leur profonde solitude, entraîne nécessairement le fait d’avoir des ennemis. A une époque où la grande masse des intellectuels, des universitaires et des chercheurs, habités de la crainte des bureaucrates devant les maîtres, du ressentiment de l’impuissance devant la grandeur, se comportent comme autant de détrousseurs de la pensée, il faut fermement rappeler que dans son exercice le plus athlétique la pensée n’est jamais autre chose que la dimension tragique de l’existence de l’homme. Voilà ce qu’à mon état et à mon rang j’assume avec sérénité, en cultivant quelque peu le goût aristocratique de déplaire et non celui, plus commercial, de plaire.
* La seconde partie de ce chapitre à fait l’objet d’une communication lors du colloque international sur le thème : Biographie privée et carrière publique : un débat à propos de l’éthique, du politique et de la créativité, organisé par le New Europe College (Bucarest), les 6 et 7 décembre 2002 sous la direction d’Andrei Plesu et d’Anca Oroveanu., respectivement recteur et directeur scientifique. Je tiens à remercier Anca Oroveanu pour les pertinentes remarques qu’elles m’a suggérées et dont elle pourra constater qu’elle n’ont pas été sans effet.
NOTES
[1] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous. Analyse logique de la situation concrète », op. cit., pp. 67-89.
[2] Peter Sloterdijk, Eurotaoismus. Zur Kritik der politischen Kinetik, Suhrkamp Verlag, Francfort/Main, 1989 (en français, La Mobilisation infinie, Christian Bourgois, Paris, 2000), deuxième partie, p. 86.
[3] Cité par Virgil Ierunca in Trecut-au anii… Fragmente de journal (Les années ont passé… Fragments d’un Journal), Humanitas, Bucarest, 2000, p. 250. * Souligné par l’auteur.
[4] Martin Heidegger, « Die Frage dem Technik », in Vorträge und Aufsätze, Neske, Pfullingen, 1954 (en français, « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958.
J’ai formulé ainsi cette précision en songeant aussi à cette phrase de Spinoza qui, à propos des choses humaines, écrivait : « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se moquer, mais comprendre »
[5] Kasimir Malevitch, « Lénine », in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190 (traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188. Je tiens à remercier ici Anca Oroveanu qui m’a fait connaître ce texte.
[6] Joseph Roth, Das Journalistische Werk, Kiepenheuer &Witsch, Cologne, 1976, dans la traduction française, « De l’embourgeoisement de la révolution russe ? », in Croquis de voyage, Seuil, Paris, 1994, pp. 290-295.
[7] Je tiens ici à remercier mon ami Sorin Antohi pour la judicieuse remarque qu’il me fit à la lecture du manuscrit. En soulignant malicieusement combien il est amusant de constater que l’idée d’« épater le bourgeois », théorisée voici plus d’un siècle par d’authentiques créateurs radicaux et marginaux, est mise en scène aujourd’hui par des artistes totalement intégrés la société la plus mercantile, de fait, la plus en conformité avec l’esprit du temps.
[8] Cf. L’interview publiée post mortem dans la livraison du Spiegeldu 31 mai 1976, dans la traduction française réinsérant des passages supprimés par le Spiegel, « Martin Heidegger interrogé par le Spiegel » ; in Martin Heidegger, Écrits politiques, 1933-1966, Gallimard, Paris, 1995, pp. 239-272.
[9] « … tout ce qui se comprend comme anti- reste consubstantiellement imbriqué à ce contre quoi il s’oppose. », in Martin Heidegger, Édition intégrale, tome 5, p. 217, Klostermann, Francfort/Main.
[10] Rüdiger Safranski, Ein Meister aus Deutschland. Heidegger und seine Zeit, Carl Hanser Verlag, 1994, chap. 18. En français,Heidegger et son temps, Livre de poche, coll. Essais, Paris, 2000.
[11] Je voudrais rappeler dans cette note que l’ancêtre de la performance où art et politique d’entremêlent n’est pas les mises en scène de Nuremberg d’Albert Speer, mais le concert industriel et militaire donné dans le port de Bakou en 1922. Ici, il ne s’agit pas de juger ce qui est bien et mal mais de mettre à jour des origines. Cf. Rene Fülöp-Miller, Geist un Gesicht des Bolchevismus, Vienne, 1926, cité de l’édition anglaise, The Mind and Face of Bolchevism, New York, 1929. On peut y voir mentionné le premier concert de sirènes d’usines organisé dans une grande ville industrielle le 7 novembre 1922 à Bakou ; l’ensemble était dirigé par une sorte de chef d’orchestre armé de drapeaux et placé sur le toit de l’immeuble le plus haut : « The foghorns of the whole Caspian fleet, all the factory sirens, two batteries of artillery, several infantery regiments, a machine-gun section, real hydroplanes, and finally choirs in which all spectators joined, took place in this performance. » (p. 186).
Pour une analyse généalogique du rapport entre l’utopie politique et la musique, voir le commentaire perspicace de Sorin Antohi à propos des Soirées de l’orchestre de Berlioz et de la terre d’Euphonia. Cf., Sorin Antohi, « Le chant de l’utopie », in Méditations de la distance. Discours, sociétés, méthodes, (en roumain), Nemira, Bucarest, 1997, pp. 12-13.
[12] Cf. Art workers’ coalition, « Demonstration in front or Picasso’s ‘Guernica’ with My Lai posters, 1969 », in Adrian Henri,Total Art. Environments, Happenings and Performance, Oxford University Press, Oxford, Grande Bretagne, 1974, illustration 145, p. 178.
[13] Cf. Ernst Jünger, Journal parisien II, III, Christian Bourgois, Paris, 1980.
[14] Cf. le film de Jean Ophüls, Le Changrin et la pitié, Paris, 1964.
[15] Rüdiger Safranski , op. cit., p. 579.
[16] G. D. Friedrich, Der Wanderer über dem Nebelmeer, Kunsthalle, Hambourg. Peint en 1818. F. Schubert, le cycle du Winterreise, composé en 1827, D. 911.
[17] Sur ce thème, il y a un tableau intitulé Moissonneurs daté de 1888, exposé au Musée Rodin à Paris. Un autre, contemporain, intitulé, Soir d’été, champ de blé dans le couchant, se trouve au Kunstmuseum de Winterthur.
[18] Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées. Les villes tentaculaires, coll. Poésie, Gallimard, Paris, 1982.
[19] Voir l’ensemble des œuvres reproduites in, Sergiusz Michalski,Nouvelle objectivité. Peintures, arts graphiques et photographies en Allemagne 1919-1933, Taschen, Cologne, 1994.
[20] Cf. le chapitre 11, pour le développement de l’aveuglement des tenants des diverses figures de la philosophie transcendantale.
[21] Cf. György Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Gallimard, 1960 ; Mario De Michelis, Le Avanguardie artistiche del novecento, Feltrinelli, Milan, 1966 ; Renato Poggioli,Theory of Avant-Garde, Belknap, Cambridge, Massachusetts Press, 1968 ; Peter Bürger, Theory or Avant-Garde, University of Minnesota Press, 1984. Pour une synthèse de ces mouvements voir l’excellent Andrew Hewitt, Fascist Modernism, Stanford University Press, Californie, États-Unis d’Amérique, 1993.
[22] Cf. l’analyse sémantique de François Fédier, in Heidegger : anatomie d’un scandale, Robert Laffont, Paris, 1988, p. 179.
[23] L’expression n’est autre qu’un hommage au chef d’œuvre de Karl Polanyi.
[24] En hommage à l’un des livres cardinaux de Ersnt Jünger.
[25] Cf. Eric Hobsbawm, Age or Extremes. The Short Twentieth Century (1914-1991), op. cit. Pour les expressions artistiques de cette époque extrême, cf. Pabst, La Rue sans joie, Fritz Lang, Métropolis etM. Le Maudit ; quant aux lendemains pacifiques ils se montraient soit dans les asiles pour les miséreux, dans les rues pleines de mutilés allemands mendiants leur pitance, soit dans les boîtes de nuit et les bordels, cf. L’ oeuvre du peintre Otto Dix ; pour le côté français, on saisira la violence extrême de la guerre et de l’après-guerre dans Le Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline.
[26] Pour une excellente critique du livre de Madame Laignel-Lavastine, Cioran Eliade, Ionesco. L’oubli du fascisme. Trois intellectuels roumains dans la tourmente du siècle, (PUF, Paris, 2002), cf. la remarquable analyse de Constantin Zaharia, « Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli de l’histoire », in Critique, novembre 2002, n° 666, Paris, pp. 851-868 ; cf. aussi Jean-Claude Maurin, « Vont-ils interdire Eliade et Cioran ? » in Éléments, n° 109, juillet 2003, Paris. L’opération à laquelle Madame Laignel-Lavastine s’est prêtée s’apparente à celle pour laquelle Victor Farias avait offert sa plume pesante à l’encontre de Heidegger. D’aucuns savent, en dehors des histrions, combien, après les mises au point de Derrida, d’Aubenque, de Granel et de Safranski, cet auteur a sombré dans le plus total ridicule. Je prévois le même destin au livre de Madame Laignel-Lavastine. Il n’y a jamais eu de gloire pour la littérature du ressentiment. On peut aussi s’interroger sur ces critiques post mortemd’auteurs importants pour l’histoire de la pensée du XXe siècle, alors qu’il eût été si aisé de les dénoncer aussi fermement de leur vivant. Il n’est point difficile d’imaginer qu’il s’agit là de tentatives stipendiées auxquelles se prêtent des médiocres (eussent-ils une bonne plume) afin de gagner une gloire que leurs œuvres ne leur offrent guère. Car, il ne suffit pas d’être une bonne âme démocratique et humaniste pour être un penseur de qualité ou un écrivain hors du commun. On peut penser que ces plumitifs ne seront pas même une note en bas de page dans les ouvrages rapportant l’histoire de la pensée à la fin du XXe et au début du XXIe siècle !
[27] Georges Bataille, Œuvre complètes, t. 1, Gallimard, Paris, 1975, p. 398. Soulignés par les auteurs.
* C’est moi qui souligne.
[28] Cité dans Jean-Luc Rispail, Les Surréalistes. Une génération entre rêve et action, Gallimard, Découverte littérature, Paris, 1991, p. 58.
[29] Ernst Nolte, Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. Nationalsozialismus und Bolschevismus, Herbig Verlagsbuchhandlung, Munich, 1997 (seconde édition). Cette idée qu’entre 1914 et 1945 nous avons de fait affaire à une guerre civile européenne a été exposée pour la première fois par Ernst Jünger, inGordische Knot, Vittorio Klostermann, Francfort/Main, 1953, p. 123.
[30] David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution, Doubleday & Company, New York, 1966.
[31] Pour un lectorat français il n’est gère besoin de rappeler la littérature concernant les mouvements révolutionnaires de gauche. En revanche, hormis les invectives sans intérêts, pour ce qui concerne les courants révolutionnaires de la droite allemande deux ouvrages s’imposent, d’une part la thèse (1974) en tous points remarquable de Louis Dupeux (professeur à l’Université de Strasbourg III), National bolchevisme. Stratégie communiste et dynamique conservatrice, tomes I et II, Honoré Champion, Paris 1979 ; et la somme inégalée de Armin Mohler (Professeur de Sciences politiques à l’Université d’Innsbruck récemment décédé), La Révolution conservatrice en Allemagne, 1918-1932, Pardès, Puiseaux, 1993 (première parution en allemand, 1949). Enfin, pour le lecteur francophone curieux des textes des nationaux-bolcheviques, cf. Ernst Niekisch, « Hitler — une fatalité allemande » et autres écrits nationaux-bolcheviks, Pardès, Puiseaux, 1991.
[32] Bertold Brecht, A ceux qui naîtront après nous (extrait), L’Arche, Paris.
[33] Theodor W. Adorno, Minima moralia, op. cit., §. 79 « Intellectus sacrificium intellectus », p. 117.
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