duminică, 31 mai 2015

Nicolae Trifon. La comtesse, les gardistes et le conducător : Bucarest, Athénée Palace, juin 1940-janvier 1941

Vă rog să citiți acest text selectat de mine, în speranța că vă poate interesa. Cu prietenie, Dan Culcer

La comtesse, les gardistes et le conducător : Comentariu pe marginea cărții
Bucarest, Athénée Palace, juin 1940-janvier 1941
La traduction en français du livre de la comtesse R. G.  Waldeck paru aux Etats-Unis en 1942 au lendemain de son séjour à Bucarest qui a eu lieu entre juin 1940 et fin janvier 1941, pour le compte de l’hebdomadaire Newsweek, surprend à plus d’un titre[1]. L’image de la Roumanie qui en ressort est plus proche de celle que l’on cultive volontiers dans ce pays notamment depuis la chute du communisme que de celle, moins gratifiante, véhiculée en France à propos du comportement attribué aux Roumains à la veille et pendant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à d’autres observateurs étrangers de passage en Roumanie au même moment, tel Curzio Malaparte[2], notre auteure manifeste une empathie non dissimulée pour ces « Roumains [qui] ont une extraordinaire capacité d’encaisser les coups du sort tout en restant détendus. Ils tombent gracieusement, tout en douceur et en souplesse, comme le peuvent seulement ceux qui sont entraînés à tomber » (p. 306). En effet, les mauvais coups du sort se sont accumulés au cours de ces sept mois : la Bucovine et la Bessarabie sont occupées en juin par l’URSS suite au pacte germano-soviétique, le nord de la Transylvanie est cédée à la Hongrie par le traité de Vienne en août, le sud de la Dobroudja passe sous contrôle bulgare en septembre, tandis que le cycle des violences atteint des sommets avec les assassinats perpétués par les « gardistes » (membres de la formation fasciste Garde de Fer/Mouvement légionnaire plus connus sous le nom de légionnaires) contre leurs adversaires politiques et leurs compatriotes de confession juive.De surcroît, la comtesse Waldeck fait preuve d’une attitude plutôt compréhensive, sans doute choquante pour certains, vis-à-vis des principaux acteurs du jeu politique particulièrement tortueux et riche en rebondissements pendant cette période : le roi Carol II, contraint d’abdiquer le 6 septembre 1940, et son amante Elena Lupescu qui le suivra en exil, les gardistes, entrés en force à la mi-septembre dans le nouveau gouvernement, après avoir été durement réprimés sous Carol II, et le général Antonescu, le conducător qui finira par triompher en écartant les 21-23 janvier 1941 ces anciens alliés après les avoir utilisés, en les laissant installer un régime de terreur dans le pays. Les faits et gestes de ces personnages, de sinistre mémoire, sont reconstitués à partir des informations disponibles, des innombrables ragots et rumeurs recueillis dans le bar, le salon de coiffure et les couloirs de l’hôtel Athénée Palace (aujourd’hui Hilton) situé au centre de la capitale à deux pas du palais royal. L’impression qui se dégage du récit et des propos de l’auteure et de ses interlocuteurs, des officiels allemands haut placés, est que l’issue des multiples manœuvres des uns et des autres était inéluctable : suite à la capitulation en juin 1940 de la France, son allié traditionnel, la Roumanie n’avait pas d’autre choix que de s’aligner sur l’Allemagne nazie et d’entrer à ses côtés en guerre contre l’URSS en juin 1941, ce qui lui vaudra le statut de pays vaincu en 1945. Il n’est d’ailleurs pas fait état d’une quelconque opposition crédible à cette option, même pas de la part  des leaders des partis national-paysan (Iuliu Maniu) et libéral (Gheorghe I. Bratianu) mis sur la touche depuis l’instauration de la dictature royale le 10 février 1938 (p. 123, 307).

Les failles du Nouvel Ordre européen
L’intérêt du livre résulte surtout du fait qu’il est paru en 1942, peu après les événements évoqués, événements décisifs pour l’histoire roumaine et qui ont également pesé sur le déroulement du conflit mondial : on apprend « en direct » ce que savaient, ce que disaient, ce que pensaient les uns et les autres. Par exemple, les informations fournies, sans aucune emphase, sur la législation raciale adoptée en août 1940, sous Carol II, et les massacres à caractère antisémite dans le contexte d’extrême violence de l’époque nous apprennent que ces actes étaient de notoriété publique et ne suscitaient pas de protestation notable.
La personnalité atypique de l’auteure est aussi pour quelque chose dans l’intérêt que présentent les analyses politiques parfois passionnantes qui ponctuent son récit et les conversations - souvent assez insipides et marquées par l’esprit de l’époque - rapportées.

Née en 1898 à Mannheim dans une famille de banquiers de confession juive dont elle s’émancipe assez vite, Rosie Goldschmidt (puis Waldeck, du nom de son troisième mari, un compte allemand) s’installe aux Etats-Unis en 1931 où elle publie un livre de mémoires et poursuit son travail de journaliste. Diplômée en sociologie à Heidelberg en 1920, suspectée à un moment donné d’espionnage, elle est une libérale, bien que critique à l’égard des libéraux américains (de son temps) qu’elle taxe d’angélisme, adversaire résolue du totalitarisme (en Allemagne et en Italie, mais aussi en Russie, pays où elle a séjourné quatre mois en 1928) parce qu’attachée au concept de liberté personnelle (p. 312). Allergique aux révolutions, elle explore avec méthode toutes les voies imaginables pour faire barrage à la montée en puissance de l’Allemagne nazie, pour déceler les facteurs qui rendent illusoire à terme le triomphe d’un « monde fabriqué par Hitler ou façonné selon Hitler » (p. 124). 
« Quand j’arrivai à l’Athénée Palace par cet après-midi torride de juin 1940 en tant que journaliste américaine, écrit-elle au début du livre, je pressentais depuis un bon moment qu’Hitler risquait non seulement de gagner la guerre, mais  qu’il pourrait bien gagner la paix et organiser l’Europe. En quittant l’Athénée Palace, j’étais convaincue qu’Hitler ne pourrait ni gagner la paix, ni organiser l’Europe » (p. 17). 

Tout au long du livre se succèdent arguments et démonstrations qui plaident en faveur de cette conclusion. Sa démarche est pragmatique avant tout. « Pour la grande majorité des peuples européens, la liberté n’était d’aucune utilité. Mais il n’en allait pas de même pour l’indépendance nationale » (p. 260), fait-elle remarquer à partir de l’analyse réaliste de la situation en Roumanie, pays dont l’échiquier politique était dominé par des partis et mouvements de droite et d’extrême droite a priori favorables à l’Allemagne nazie mais qui s’en méfient dès lors que leurs objectifs nationaux semblent contrariés. Ce qui intéresse l’auteure c’est de relever les contradictions quasi insurmontables entre ces forces politiques, d’une part, et, d’autre part, entre chacune d’entre elles et l’Allemagne nazie. Ce genre de contradiction, estime-t-elle, finira par mettre en échec tôt ou tard le Nouvel Ordre européen promu par les nazis. Au cœur de sa démonstration, les différences entre les « gardistes », qui sont des révolutionnaires à ses yeux, et les partisans du conducător, le général Antonescu, conservateurs et épris d’ordre à tout prix. Dans le même temps, d’un côté comme de l’autre, sous des formes différentes mais pour des raisons similaires relevant de l’idée qu’ils se font de la nation et de leurs propres intérêts, la confiance dans le puissant protecteur recherché est très limitée.

« Le fascisme roumain ne pouvait pas fonctionner sous l’égide de l’Allemagne car, avec la révolution gardiste, une vague d’égoïsme nationaliste inconcevable pour un régime bourgeois avait déferlé sur la Roumanie » (p. 257), écrit-elle pour conclure plus loin, à propos de l’éviction finale des gardistes par Antonescu, sur un constat assez surprenant, puisqu’il s’agissait a ses yeux du « premier régime fasciste à s’écrouler en Europe, et dans un pays sous la protection des Allemands (p. 302)
En insistant sur le fait qu’Antonescu fût le principal artisan de l’élimination des gardistes, cette auteure pourrait donner l’impression de conforter la thèse révisionniste qui fait d’Antonescu, sinon le sauveur du pays, le moindre mal en quelque sorte en comparaison avec les gardistes, et la terreur exercée par cet « ordre religieux » criminel aux accents bolcheviques (p. 31), et suggère la réhabilitation du conducător [3]. Rien n’est moins sûr : si le conducător l’a emporté, c’est parce qu’il correspondait le mieux aux intérêts des nazis qui avaient besoin d’ordre dans ce pays, « cinquième producteur mondial de pétrole et deuxième en Europe » (p. 256). Les arguments de l’auteure sur ce point sont plus que convaincants, notamment s’agissant des protestations formulées par les officiels nazis à propos de l’accélération de la déjudéïsation entreprise par les gardistes qui désorganisaient l’économie roumaine provoquant ainsi un sérieux manque à gagner pour la poursuite de la guerre par l’Allemagne (p. 121, 189 et 214).
En règle générale, tout en se laissant aller à certaines considérations qui peuvent laisser dubitatif le lecteur par leur côté spéculatif, l’auteure fait preuve d’un sens critique très aigu à propos des réalités roumaines de cette époque. Par exemple tout en déplorant les injustices subies par la Roumanie  privée du nord de la Transylvanie au profit de la Hongrie et des deux régions occupées par l’Armée rouge, elle fait remarquer que :
« L’importante communauté urbaine juive de Transylvanie forcée, hélas, de choisir entre l’antisémitisme roumain et l’antisémitisme hongrois, préférait l’antisémitisme hongrois » (p. 126).
« Bien que les gouvernants roumains de tous bords aient toujours voulu l’ignorer, il était évident qu’une grande partie de la paysannerie et du prolétariat urbain de ces deux provinces roumaines se préparait  à accueillir les Soviets comme leurs sauveurs. » Les Roumains « avaient traité ces provinces récemment annexées comme des colonies » (p. 90-91).

Nicolas Trifon
décembre 2014-janvier 2015


[1] Athénée Palace, comtesse R. G.  Waldeck ; trad. de l’anglais et préf. Danièle Mazingarbe, Paris : éditions de Fallois, 2014, 315 p.
[2] A force de jouer sur deux registres, le romanesque et le documentaire, C. Malaparte a légué à la postérité des descriptions dantesques fort évocatrices mais dont l’authenticité n’est pas toujours certaines selon ses biographes (Maurizio Serra et Giordano Bruno Guerri). Il en va ainsi de la présentation dans son roman Kaputt (paru en 1944) des exactions et crimes antisémites commis à Iaşi en juin 1941 dont le contenu est différent de la correspondance sur le même sujet qu’il a publiée deux ans plus tôt dans Corriere della Sera. En revanche l’Athénée Palace de la comtesse Waldeck est conçu en sorte que le lecteur peut assez facilement faire la part de ce qui relève de la chronique mondaine, de l’analyse politique et du document historique.
[3] Les velléités de réhabilitation d’Antonescu, qui apparaissent déjà sous Ceauşescu pour occuper le devant de la scène au lendemain de la chute du communisme, ont été mises en veilleuse depuis les injonctions de l’UE. Quant au noyau dur du fascisme roumain de l’entre-deux-guerres, il ne représente plus grand-chose politiquement de nos jours. Il n’en va pas de même  de la mystique nationale incarnée par les légionnaires et de ce curieux mélange d’anachronismes propres à la religion orthodoxe et de rancœurs d’un peuple qui se sent laissé-pour-compte de l’Histoire sur lequel ils s’appuyaient. Nous avons là de « références » qui continuent de hanter l’imaginaire politique roumain.


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